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justice du ciel n’a pas mis à votre disposition un vocabulaire très varié. Vous n’avez tous, comme on dit, qu’une chanson, en sorte que le seul fait d’entendre les mêmes phrases, la seule répétition des mêmes mots, des mêmes gestes apprêtés, des mêmes regards tendres, le spectacle seul de ces figures diverses qui peuvent être plus ou moins bien par elles-mêmes, mais qui prennent toutes, dans ces momens funestes, la même physionomie humblement conquérante, cela nous sauve par l’envie de rire, ou du moins par le simple ennui. Si j’avais une fille, et si je voulais la préserver de ces entreprises qu’on appelle dangereuses, je me garderais bien de lui défendre d’écouter les pastorales de ses valseurs. Je lui dirais seulement : N’en écoute pas un seul, écoute-les tous ; ne ferme pas le livre et ne marque pas la page ; laisse-le ouvert, laisse ces messieurs te raconter leurs petites drôleries. Si, par malheur, il y en a un qui te plaît, ne t’en défends pas, attends seulement ; il en viendra un autre tout pareil qui te dégoûtera de tous les deux. Tu as quinze ans, je suppose ; eh bien ! mon enfant, cela ira ainsi jusqu’à trente, et ce sera toujours la même chose. » Voilà mon histoire et ma science ; appelez-vous cela être blasée ?

LE COMTE

Horriblement, si ce que vous dites est vrai ; et cela semble si peu naturel, que le doute pourrait être permis.

LA MARQUISE

Qu’est-ce que cela me fait que vous me croyiez ou non ?

LE COMTE

Encore mieux. Est-ce bien possible ? Quoi ! à votre âge, vous méprisez l’amour ? Les paroles d’un homme qui vous aime vous font l’effet d’un méchant roman ? Ses regards, ses gestes, ses sentimens, vous semblent une comédie ? Vous vous piquez de dire vrai, et vous ne voyez que mensonge dans les autres ? Mais d’où revenez-vous donc, marquise ? Qu’est-ce qui vous a donné ces maximes-là ?

LA MARQUISE

Je reviens de loin, mon voisin.

LE COMTE

Oui, de nourrice. Les femmes s’imaginent qu’elles savent toute chose au monde ; elles ne savent rien du tout. Je vous le demande à vous-même, quelle expérience pouvez-vous avoir ? Celle de ce voyageur qui, à l’auberge, avait vu une servante rousse, et qui écrivait sur son journal : Les femmes sont rousses dans ce pays-ci.

LA MARQUISE

Je vous avais prié de mettre une bûche au feu.

LE COMTE, mettant la bûche.

Etre prude, cela se conçoit ; dire non, se boucher les oreilles, haïr l’amour,