Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/727

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

malheureux accablé de langueur, qu’un feu brûlant consume, qui n’a plus que des pensées d’amour, et d’amour sans espoir ? C’est un insensé auquel il faut accorder un asile, ce n’est plus un chef pour commander des armées.

— Nous avons un vieux proverbe, dit la princesse en souriant et en rougissant tout à la fois : « flatteur et menteur comme un natif du Frangistan ; » mais nos oreilles sont celles d’une reine, elles savent démêler dans ton langage ce qu’inspire la vérité et ce que dicte la politesse. — Après une interruption, elle reprit : — Tu es à l’âge d’être mari et père. Combien de femmes as-tu dans ton harem ?

— En voyage et sur le champ de bataille, on ne peut point songer aux joies de la famille. Votre serviteur ne s’est encore arrêté nulle part pour se bâtir une demeure. Avant d’avoir vu la reine, son cœur n’avait point palpité.

— Les paroles du saheb sont-elles l’expression de la vérité ? dit la jeune reine à demi pensive. Alors nous lui construirons un palais, et nous remplirons son harem. Il y a de jeunes et belles filles dans nos états, elles seront heureuses d’entrer dans la demeure d’un brave.

— Dans ma religion et dans mon pays, répondit Sombre, on n’épouse qu’une seule femme, celle qu’on aime, et, si on ne peut l’obtenir, la vie s’écoule solitaire comme celle du joghi.

— Il n’en sera pas ainsi de la tienne, plaise au ciel ! Mais laissons là ce discours. Voici l’heure de la prière, et il faut nous séparer. Les rayots de ce village ont imploré mon secours pour les délivrer de plusieurs tigres qui ravageaient leurs troupeaux. Nous en avons déjà détruit quelques-uns, mais il en reste encore. Demain sera le dernier jour que nous pourrons consacrer à la chasse ; je désire qu’elle soit heureuse. Ma suite sera prête au point du jour, et une place vous sera réservée à mes côtés sur l’éléphant royal. Vous viendrez, et toute ma cour admirera votre courage et votre adresse. Allez en paix, il vous est permis de vous retirer.

Après l’entretien que nous venons de rapporter, et dans lequel nous avons cherché à conserver fidèlement les formes du style oriental, chacun des deux interlocuteurs se sentait diversement ému. Sombre se reprochait d’avoir exprimé trop froidement à la reine l’admiration qu’elle lui inspirait : pour la première fois, il était mécontent de lui-même, il avait été gauche et timide devant une jeune fille à peine sortie de l’enfance. Quel serait désormais son rôle auprès d’elle, et son amour ne paraîtrait-il pas audacieux ? Quant à la reine, elle était tombée dans une profonde rêverie, d’où les sons vibrans de