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cornemuse du joghi étaient impuissans à la tirer. Une noble et gracieuse image passait sans cesse devant ses yeux, tandis que sa lèvre distraite exhalait en flocons odorans les parfums du narghilé. Celui qu’elle avait entrevu dans ses rêves de jeune fille venait enfin de se révéler. Comment le confondre avec ces misérables Indiens qui l’entouraient ? Le guerrier franc dominait ces natures asservies, cette race chétive de toute la hauteur du courage et de la liberté. Appuyée sur un pareil champion, aucune entreprise ne lui serait difficile. Que pourraient contre elle les Mahrattes, les Pindaries, les Rajpouts ? Ils fuiraient jusque dans leurs montagnes. Le Grand-Mogol implorerait son secours ; elle régnerait sur tout l’Hindoustan, et tout l’Hindoustan la proclamerait la plus heureuse des femmes, en voyant l’époux que lui envoyait Chrishnah, le dieu des amours.

Le lendemain, au point du jour, une dizaine d’éléphans se rassemblaient devant la tente de la begom. De ce nombre, quatre seulement devaient porter des chasseurs. Sur leur dos, au lieu du pavillon et des coussins accoutumés, s’élevait un siège assez large pour recevoir deux personnes, avec un dossier et une balustrade en fer, véritable arsenal meublé de fusils, de haches et de pistolets. Le cornac devait en outre se tenir sur le cou de l’animal, mais de manière à laisser aux chasseurs tout l’espace nécessaire pour le maniement de leurs armes. Les autres éléphans portaient chacun un groupe de paysans armés de longues perches, dont le rôle, quoique le moins brillant, était peut-être le plus dangereux. C’étaient eux qui devaient pénétrer à pied dans le fourré pour battre les broussailles et faire lever les bêtes fauves. Or, il n’est pas rare de trouver un tigre indolent qui ne se décide à quitter sa retraite que lorsque le pauvre rayot vient ébranler le jongle sous lequel il repose. Alors, malheur à l’Indien, s’il se trouve sur le chemin de l’animal irrité : d’un seul coup de son bras puissant, le monstre l’étendra dans la poussière, et vous ne verrez plus qu’un cadavre défiguré, le crâne ouvert et la poitrine en lambeaux.

L’éléphant royal vint s’agenouiller devant la tente de la begom. Sombre, debout sur le seuil, s’avança pour recevoir la princesse, et, après l’avoir aidée à monter sur le docile animal, il se plaça dans le howdah à ses côtés. Une course pénible à travers d’âpres sentiers amena le cortége sur les confins d’un jongle marécageux, composé de broussailles, de bruyères et de longs roseaux qui, en se brisant sous les pas des éléphans, rendaient un son aigre et métallique. Selon les rapports des villageois, ce jongle était la retraite favorite de deux tigres qui depuis long-temps infestaient la contrée. Des débris, des