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long-temps avec horreur, mais qui revenait constamment assiéger son esprit, finit par l’envahir. Voici comment elle avait pris naissance : un matin que Dyce, avant le retour de Sombre, s’échappait de l’appartement de la reine sous le déguisement d’une de ses femmes, il avait rencontré, dans un des couloirs étroits qui conduisaient à son propre pavillon, un ennemi qui le surveillait depuis longtemps. C’était Raja-Ram, le fidèle serviteur de Sombre, qui, voulant venger son maître, s’était précipité sur l’Anglais un poignard à la main. Au bruit de la lutte entre ces deux hommes, la begom était accourue, et, dans sa première indignation, elle avait accablé l’Indien d’outrages et de menaces. — Patience ! avait murmuré celui-ci, le maître reviendra bientôt. Exaspérée par l’idée d’une dénonciation, la begom s’était écriée à l’instant : — Si quelque traître vient à parler, le maître et l’esclave périront. — Une pareille intention était pourtant alors bien loin de sa pensée, mais il s’y trouvait déjà le germe d’une de ces étranges combinaisons d’idées qui ne se rencontrent qu’en Orient, et qui, développées avec une certaine logique, font intervenir le dévouement et l’enthousiasme dans les calculs du crime. Son raisonnement était à peu près celui-ci : Sombre l’aimait avec passion ; il ne tenait à la vie que pour en jouir avec elle ; sans elle, sans son amour, l’existence lui serait insupportable. S’il mourait en ce moment, quand il se croyait encore aimé, sa fin pouvait être douce : s’il vivait pour découvrir son erreur, le reste de ses jours ne serait qu’une longue agonie. Comme toutes les femmes, la begom prenait l’amour au sérieux, et croyait que c’était la seule affaire importante de la vie. Pour son mari, tout était désormais perdu, puisqu’elle avait cessé de l’aimer ; le présent devenait horrible et l’avenir était sans espérances. C’était pitié que de le laisser souffrir ; c’était charité que de hâter sa mort. Sombre devait quitter le banquet de la vie quand il était ivre encore de sa meilleure coupe. Il devait partir le premier pour aller attendre sa bien-aimée dans cet autre séjour où il lui avait appris qu’ils se retrouveraient, pleins d’une sereine et tranquille amitié, devant un Dieu de miséricorde qui sait pardonner à la faiblesse humaine.

Pour assurer la pleine exécution de ses projets, la begom eut à jouer un rôle plus singulier encore que celui de Marino Faliero : il lui fallut se faire l’ame d’une conspiration contre son propre pouvoir, conspiration où il se trouvait, comme toujours, des meneurs et des dupes, où elle faisait entrer ses ennemis les plus acharnés à côté de ses plus fidèles amis. Après avoir éloigné Raja-Ram, elle avait confié la direction de l’entreprise à deux officiers qui occupaient des commandemens