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un certain baron valaque, ex-ministre des finances, qui était venu de Giurgevo avec nous, et dont on nous avait séparés, je ne sais pourquoi, au lazaret. Ce grand personnage, partisan déclaré de l’homœopathie, avait coutume de détruire, chaque soir, avec d’excellentes choses l’effet des mauvaises petites drogues qu’il s’administrait le matin. Ses provisions nous revinrent en mémoire, et nous résolûmes de profiter de son voisinage. Ce fut bientôt chez nous une idée fixe ; mais comment faire ? Tout bien réfléchi, nous lui adressâmes l’invitation suivante : « Quatre gentilshommes français, dont un Hollandais et l’autre Croate, prient M. le baron *** de leur faire l’honneur de venir passer la soirée chez eux. — P. S. On mangera des confitures, du jambon, et l’on prendra du thé, si M. le baron *** veut bien apporter avec lui une certaine quantité de ces comestibles dont les susdits gentilshommes sont absolument dépourvus. » Cette mauvaise plaisanterie eut un plein succès, le baron valaque trouva la lettre charmante, et, s’excusant de ne pouvoir, à cause d’une indisposition, venir nous voir, il nous envoya tout un panier de provisions à l’aide desquelles nous remplaçâmes avantageusement le dîner du lazaret. La nuit venue, les punaises nous chassèrent de la cabane, et il fallut coucher dans la cour, à la belle étoile ; ce qui, dans cette saison, n’était pas sans danger. Durant ces longues heures, je jurai aux quarantaines une haine que l’étude de la question a rendue implacable.

Cette question des quarantaines est tout simplement l’une des plus graves que l’on puisse agiter. L’état sanitaire de l’Europe, le commerce entier de la Méditerranée, nos relations avec toutes les contrées orientales, s’y rattachent directement. Notre but n’est point de traiter ici la question au point de vue administratif, de prouver l’absurdité des lois sanitaires actuellement en vigueur, d’évaluer ce que coûte chaque année à la France une répression qu’on peut appeler à bon droit déraisonnable : nous l’avons déjà fait en partie[1] ; ce que nous nous proposons aujourd’hui, c’est de chercher les causes qui ont propagé la peste en Europe, celles qui probablement l’ont fait disparaître, et d’apprécier les résultats que les mesures sanitaires ont produits dans les pays dont les annales sont assez complètes pour permettre une pareille investigation. Ce que nous espérons prouver, c’est que la peste a marché toujours avec la barbarie, que la civilisation seule l’a fait reculer, et que les lazarets, les quarantaines, en un mot, toutes les mesures sanitaires du monde, ont été de tout temps inef-

  1. Voyez à ce sujet l’article sur Smyrne dans la Revue du 1er mai 1844.