Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/18

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pour créateur, il ne l’a jamais été. On dirait qu’il ne voit le monde que par sa propre personne, laquelle il ne se lasse pas de reproduire à tout propos. Ses grands poèmes dialogués, d’une versification des moins scrupuleuses sur la rime, ne compteront jamais qu’à titre d’opulentes ébauches où l’élément lyrique se trouve juste assez développé pour qu’on s’aperçoive de ce qu’il faudrait ajouter, afin que la poésie eût son compte. Quant à ses nouvelles, la plupart du temps elles ne sont que la mise en scène de ses théories, ses personnages ne parlent et n’agissent qu’en vue de ses critiques, et l’intérêt qui en résulte ne saurait être qu’un intérêt de pur dilettantisme. Après cela, comment contester à Tieck la verve comique, l’esprit, cette pointe humoristique appelée witz, et dont on s’imagine si bénévolement en France que M. Heine a le monopole. Impossible de se moquer plus agréablement de l’espèce humaine. Peintre de genre à la manière des Hollandais, son petit monde pose devant vous en casaque de flanelle, en pantoufles, débraillé, goguenard, l’œil encore aviné des fumées de la veille et l’éclat de rire sur les lèvres. Vous connaissez ces tables d’harmonie où tournoie et s’agite toute une aimable compagnie de poupées dont les touches du clavier mettent les ressorts en jeu ; il en est ainsi des personnages de Tieck, et je défie qu’on garde son sérieux en voyant Clément, Hornvilla, Semmelsiege e tutti quanti se trémousser en cadence sur le tambour de basque du poète. Ce qui, de tout temps, a manqué à Louis Tieck, ç’a été l’intelligence de son époque ; enfermé dans le château-fort de sa chevalerie, il n’a rien compris aux tendances libérales de l’art moderne. Vivre avec les illustres génies du passé, fréquenter d’habitude Calderon, Shakspeare, l’Arioste, est une fort louable occupation, mais il ne faut pas que les morts fassent oublier les vivans, et c’est ce qui est arrivé à l’auteur de Geneviève et d’Octavius. Il a négligé son époque, et son époque le lui rend. De là sans doute le peu de popularité que sa muse éveillait même aux beaux jours de sa jeunesse, et le discrédit précoce où elle tomba. Combien périront de la sorte pour s’être enfermés dans le tour d’ivoire !

Cependant il est un don par lequel le nom de Tieck se recommandera toujours en Allemagne : nous voulons parler de cet inimitable talent de lecture qu’il exerça d’une si glorieuse façon pour le triomphe des idées romantiques, de cet art singulier d’interpréter les maîtres et d’initier, je ne dirai pas les profanes, mais les esprits les plus littéraires et les plus éclairés, à certains secrets du génie inaperçus jusque là, filons nouveaux découverts par sa clairvoyance de poète dans ces mines d’or inépuisables qu’on appelle Euripide, Sophocle, Aristophane,