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et Shakspeare. Pendant près de vingt ans, on fit de tous les points de l’Allemagne le pèlerinage de Dresde pour assister à ces curieuses séances auxquelles les notabilités étrangères avaient à cœur d’être admises ; et comme en toute chose le succès a son prix, comme en matière d’applaudissemens, quelque grandeur et quelque morgue qu’on affecte, on a toujours son grain de virtuose au fond de la conscience, Tieck finit par prendre un tel goût à ces exercices littéraires, qu’ils lui devinrent une nécessité. Nous aussi en France nous eûmes notre fièvre de lecture ; ce fut vers les dernières années de la restauration, au coup de feu du romantisme. Qui serait venu prédire alors l’état piteux où tomberait un jour la question littéraire eût certes bien risqué d’être pris pour un fou, car, si j’ai bonne mémoire, les choses se passaient royalement, et la Muse occupait partout la place d’honneur. Si M. Émile Deschamps nous donne jamais ses confidences, je l’engage vivement à ne pas oublier l’histoire de telle fameuse soirée où l’un des plus illustres personnages de la cour du roi Charles X sollicitait la faveur de l’entendre avec le même empressement qu’on mettrait aujourd’hui au sujet de Moriani ou de Liszt. Ici encore la personnalité gâta tout : aux chefs-d’œuvre des maîtres on substitua ses propres œuvres, aux modèles les imitations ; la question littéraire fut abandonnée pour la question d’amour-propre, et le dilettantisme égarant tout le monde, le ridicule ne tarda pas à se mettre de la partie. Si le mouvement conserva jusqu’à la fin en Allemagne un tour plus sérieux, c’est peut-être à Tieck qu’on le doit : en appliquant à l’interprétation de Shakspeare et des grands maîtres de l’antiquité ces facultés de virtuose qu’il pouvait tout aussi bien (rien ne l’en empêchait) vouer exclusivement aux produits de son imagination, l’auteur de Sternbald et de Phantasus exerça non-seulement la meilleure influence sur la littérature, mais encore fit preuve d’esprit en un point délicat où bien des hommes de génie en manquent. Il est si difficile au poète de tenir son personnage à l’écart en de semblables circonstances, et de crier tout beau à cette humeur qui le galope d’occuper les gens de ses rimes ; autant vaudrait dire au joueur de ne pas s’émouvoir au cliquetis de l’or sur un tapis vert.

J’avais tant ouï parler des lectures de Tieck, que ma curiosité était vivement excitée à leur sujet. Aussi ne pouvais-je manquer, à mon passage à Dresde, de m’en informer auprès des personnes qui n’avaient cessé de pratiquer le célèbre poète durant tout le temps de son enseignement dans la capitale des rois de Saxe. On voit dès-lors quelle confiance doit s’attacher aux détails que nous donnons ici. Trois choses,