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romantique tempête qui de loin ne nous montre que les vents déchaînés, tandis que de près vous apercevez toute sorte de petits génies, moteurs aériens de la machine. Ce qui vous frappe en général chez Retsch, c’est l’idée, dont le sens, tantôt apparent, tantôt mystique, toujours profond, rehausse le mérite de l’exécution, de telle sorte que vous quittez sérieux, presque rêveur, le livre ouvert d’abord avec cette indifférence oiseuse du badaud cherchant à se distraire.

Le lendemain, je me dirigeai vers Tharand. En général, un voyage dans la Suisse saxonne pourrait aisément se comparer à la vie humaine, qui, à mesure qu’on avance, se charge de teintes plus mélancoliques et plus sombres. Ici la montagne verdoie encore sur les cimes, mais l’aspect du pays devient tout à coup plus sauvage et plus âpre. Voyez là-bas à gauche ce pan de rocher qui s’ouvre sur un précipice. Cela s’appelle le Saut du hussard (der Husarensprung). On raconte que, pendant la guerre de trente ans, un hussard prussien fuyait, poursuivi par un escadron de lanciers ennemis, auxquels il ne pouvait seul tenir tête. Ce malheureux, arrivé à l’extrémité du roc, aperçoit l’abîme sous ses pieds, et tandis qu’il mesure avec épouvante l’effroyable profondeur, il entend derrière lui les cris de victoire des autres, bien certains désormais que leur proie ne saurait leur échapper. Des deux morts inévitables qui s’offrent à lui, le farouche cavalier choisit la moins cruelle pour un soldat ; il enfonce ses éperons dans le ventre de son cheval, et tente en désespéré de le faire franchir l’espace qui sépare les deux rocs. L’animal se lance à corps perdu et vient s’abattre sur le pic opposé, où il expire ; mais le hardi hussard a la vie sauve, l’abîme désormais le protége contre ses ennemis, car nul d’entre eux n’ose sauter le pas. S’il faut en croire la tradition du pays, une des plus sauvages parties du carrefour d’Ottowald tire son nom d’un évènement plus tristement tragique. Deux ouvriers compagnons battaient les défilés de la montagne et cheminaient à grands pas comme des hommes égarés que la nuit gagne. Tout à coup celui qui marchait le premier pousse un cri déchirant. A cet affreux signal, l’autre se ravise et se reconnaît au bord d’un précipice, d’où il voit son malheureux compagnon tomber de roche en roche dans la profondeur. Le lendemain, les gens du pays trouvèrent au fond de l’abîme un cadavre mutilé qu’ils ensevelirent à cette place, appelée aujourd’hui la Mort du pauvre Voyageur (des arrnen Reisenden Untergang).

Le joli plateau de Grund, avec son moulin situé dans la profondeur, est le vestibule de la Suisse saxonne, qui, à tout prendre, ne commence guère que là. A Lohmen, je visitai la sombre vallée d’Ottowald. Voilà,