Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/486

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ensuite le tour d’un autre genre de littérature que j’appellerai, faute d’un meilleur nom, la littérature par commandite. Celle-là a le don de l’ubiquité ; vous la trouvez ici et là, aujourd’hui et demain, partout à la fois : on l’imprime sous le même nom et le même jour au bas de dix journaux de toutes couleurs ; on la joue le même soir sur dix théâtres ; elle a des volumes sous presse dans dix imprimeries, des œuvres en fabrique chez dix romanciers surnuméraires, des comédies commencées sur le bureau de dix collaborateurs. En un mot, c’est la littérature des Sosies ; seulement, la dupe ici n’est pas Sosie. Peut-être quelques esprits moroses trouveront-ils que ce procédé ressemble à s’y méprendre à ces entreprises de mines par actions qui enrichissaient l’entrepreneur aux dépens des actionnaires. Ce n’est pas moi qui le nierai ; mais quel fauteuil académique, je le demande en bonne conscience, sera jamais assez grand pour contenir cette bande de coopérateurs mystérieux dont le gérant, qui a la signature, estampille à sa marque les gloires anonymes ? Il faudrait pour cela (qu’on me laisse emprunter au conte sa familière expression), il faudrait le fauteuil de la mère Gigogne.

Devant ces déportemens divers, on conçoit l’embarras réel de l’Académie. Du jour où ses portes s’ouvriraient à la mêlée confuse du feuilleton, elle cesserait sur-le-champ d’être un salon, d’être ce qu’elle a été dans le passé et ce qu’il faut qu’elle reste dans l’avenir pour garder son caractère de consécration officielle, sa suprématie de goût dans la société polie. Au lieu d’être une compagnie de lettrés de bon ton, elle deviendrait par le fait une sorte de corporation, où se discuteraient les questions de propriété littéraire plutôt que les questions de linguistique, et où l’on parlerait de la contrefaçon beaucoup plus que du Dictionnaire. Dans les choix prochains, il y a donc bien des écueils à éviter ; on devra glisser résolument l’aviron entre le trafic de la pensée et le dévergondage du néo-romantisme, sans compter les prétentions de la littérature surannée, de la prose comme l’écrit M. Vatout, de la poésie comme la rime M. Bonjour. Il faudra à tout prix faire tenir quarantaine aux créateurs pendant quelques années et se rabattre modestement sur ce qu’on appelle la littérature sérieuse, c’est-à-dire les philosophes, les critiques, les historiens. On a vu de pires disettes. Puis viendront encore çà et là quelques-uns de ces personnages illustres qui, dans la vie du monde et des affaires, ont eu commerce avec les lettres : de pareils choix, très sobrement entremêlés aux choix ordinaires, ont ajouté toujours à la considération publique de cette société célèbre, en la rattachant par le lien des personnes