Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/723

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
717
LIMOËLAN.

Je considérai le paysan avec une curiosité mêlée de respect ; mais je fus encore cette fois choqué de cet oubli, de cette froideur, de cette apathie de certains vieillards qui ont vu des choses mémorables. Pas un mot, pas un soupir, pas une marque de retour sur le passé n’était échappée à cet homme. Quand on fut remonté, je lui dis :

— Vous étiez donc présent à cette catastrophe ?

Le paysan me regarda d’un air stupéfait, et il fallut que mon compagnon s’en mêlât pour lui arracher un : oui, monsieur.

— Eh bien ! dites-moi, comment les bleus s’avisèrent-ils d’entrer dans la tour, dont les conduits étaient si difficiles et si peu connus ?

— Voyons, Langevin, répondez à monsieur, dit mon compagnon pour m’appuyer.

— C’est moi qui les y menai pour le malheur de mes maîtres. J’aurais mieux fait de ne rien dire. Je croyais qu’ils n’étaient que quelques-uns à chercher notre jeune monsieur ; mais ils étaient là une centaine cachés derrière les chênes pour guetter ce qui se passait : ils me suivirent tous. C’est ce qui fut le grand malheur de mes pauvres maîtres, puisqu’ils n’en sont pas revenus. On les fusilla bien tous les deux le long du champ.

Nous donnâmes quelque monnaie à Langevin, et quand nous fûmes à quelque distance, je dis à mon obligeant conducteur :

— C’est lui tout simplement qui a causé la mort de ses maîtres.

— C’est vrai, mais il ne s’en doute guère ; il leur était fort attaché, il croit avoir tout fait pour le mieux, et puis les plus vives impressions s’effacent à cet âge.

Édouard Ourliac.