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Ils ont le loisir de s’arrêter sur ce qui mérite intérêt, et d’exprimer les passions, véritable œuvre du poète, sans être emportés brusquement d’une chose à l’autre, comme on le voit dans les pièces de Calderon[1]

Mistress Gore n’a évité, nous venons de le voir, aucun de ces écueils depuis si long-temps signalés par les plus habiles pilotes. Elle a suivi l’usage, déjà établi du temps de Massinger et des contemporains de Shakspeare, qui consiste à mêler ensemble deux intrigues, dont l’une, secondaire et sacrifiée, sert à combler les lacunes de l’autre. Elle a même renchéri sur cette combinaison surannée en mêlant à sa fable un troisième élément de curiosité, l’issue de la lutte électorale, qui préoccupe l’esprit, éparpille l’attention et atténue d’autant, sans la moindre nécessité, l’attrait de ces deux petits romans, attrait déjà si faible et si vulgaire. Il ne faut donc pas nous arrêter à cette combinaison sans portée et sans nouveauté. Voyons plutôt les compensations que l’écrivain, inhabile à serrer les fils multipliés de son récit, a dû chercher dans la peinture des mœurs et des caractères. Un romancier quelquefois heureux ne pouvait manquer de se dédommager ainsi. Mistress Gore, à tout le moins, l’a tenté.

N’est-ce pas un type de roman, c’est-à-dire trop peu marqué pour la scène, que le noble suzerain de Hunsdon-Castle, poursuivi dans sa retraite par l’immense regret du pouvoir qu’il a perdu ? Sa gravité emphatique et sa vide sonorité, le désintéressement hautain qu’il affecte, son affabilité calculée à l’égard de Grigson, les prévenances dont il accable son homme d’affaires pendant qu’ils sont tête à tête, et l’impertinent dédain qu’il lui marque en public, sont certainement observés d’après nature ; mais, si ces linéamens caractéristiques donnent assez l’idée de la caste même à laquelle appartient le noble comte, des concessions calculées auxquelles elle est condamnée, de cet affaiblissement qui les lui arrache, et de la servitude à laquelle se plient les hommes ambitieux de commander, rien de tout cela n’individualise le personnage présenté sous ces aspects généraux. Il n’est ni autrement fier, ni autrement humble que tous les grands seigneurs ruinés, ni autrement soucieux que tous les ministres déchus de recouvrer son portefeuille et son influence. Ce n’est pas qu’en s’épanchant vis-à-vis de son confident le plus intime, il ne lui laisse voir, — plus que de raison peut-être, — ses plus secrètes pensées :


« Il y a deux sortes d’hommes, lui dit-il, avec lesquels notre meilleure politique est une franchise entière : notre médecin et notre homme d’affaires.

  1. M. Villemain a cité plusieurs passages de ce curieux traité sous forme de dialogue dans la cinquième leçon du Cours de Littérature au dix-huitième siècle.