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avec grace et grandeur, quand il a été surpris et bouleversé par cette soudaine attaque ; s’il n’a pas donné la moitié des chefs-d’œuvre promis, c’est qu’un vent de mort a soufflé et que la végétation interrompue a été flétrie sur les jeunes branches. Mais au théâtre qu’avons-nous fait ? Où sont les inspirations que le culte de Shakespeare devait féconder chez nos poètes ? Faut-il rayer de notre programme les promesses de rénovation dramatique ? Faut-il se résigner à voir mourir la plus haute forme de la poésie nationale, cette forme si belle, illustrée par tant de chefs-d’œuvre, et que des artistes sérieux pouvaient renouveler par une imagination plus libre et des créations plus vivantes ?

C’est là surtout que l’état n’a pas fait le bien qu’il lui était permis d’accomplir ; partout ailleurs son influence sur le mouvement des lettres ne pouvait être immédiate et directe, ici, il avait le frein qui réprime les désordres, et il dépendait de lui que le champ de la spéculation ne s’agrandît pas. Venir en aide au théâtre, menacé et déjà compromis par les dévergondages du roman-feuilleton, ce n’était pas seulement se ménager une excellente position pour combattre la littérature marchande ; c’était aussi pour l’état un moyen d’agir directement sur le travail littéraire, qui de mille côtés lui échappe. Pour atteindre ce but, pour sauver la forme la plus élevée de la poésie, il était nécessaire, je le sais, de braver résolûment des difficultés très grandes ; la lutte était pénible, mais je m’assure que le succès pouvait être décisif.

Le mal que le roman-feuilleton a produit dans les lettres est incalculable. Toutes les branches sérieuses de l’art en ont souffert. Depuis que les écrivains ont trouvé dans la spéculation des complaisances, des excitations funestes, tout travail sévère, honorable, consciencieux, doit rebuter ces indolens épicuriens. De telles habitudes sont désastreuses le mal perfidement inoculé corrompt bien vite les germes les plus heureux. Certes, il paraît impossible de convier aux rudes labeurs de l’art ceux que le facile travail de l’improvisation quotidienne comble de grossières faveurs ; mais du moins, si le journal semblait décidément envahi par ces tristes influences, on trouvait au théâtre, nous le répétons, un terrain meilleur pour lutter contre l’esprit de spéculation. Le journal est le plus souvent une entreprise industrielle qui paie largement la popularité d’un conteur à la mode ; que l’ouvrage soit bon ou mauvais, qu’il y ait succès ou non, l’écrivain ne court aucun risque. Le théâtre, au contraire, ne peut et ne doit offrir à l’écrivain qu’une rétribution éventuelle ; l’auteur est rétribué par son succès, c’est-à-dire par lui-même, par son œuvre. Cette association du théâtre et du poète, si profitable à la dignité, ne l’est pas autant à la convoitise et aux mœurs nouvelles qui nous sont faites. Si cependant les théâtres se multipliant, la concurrence développe là aussi une activité factice ; si de vulgaires procédés se substituent à la pratique sérieuse de l’art et de grossiers