Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/1014

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on entre dans un vaste péristyle au milieu duquel s’élevaient douze colonnes. Toutes, une seule exceptée, ont été couchées par un tremblement de terre. Les tambours gisent accolés les uns aux autres, comme une pile de dames renversées. En face est un second pylône placé en avant de la grande et merveilleuse salle à colonnes qu’on appelle la salle hypostyle de Karnac. Ici, on commence à éprouver le sentiment du gigantesque. Le tremblement de terre a fait crouler un des massifs du second pylône, qui présente maintenant l’aspect d’un éboulement de montagne. En présence de ces débris, on ne pense à aucun monument humain ; on pense aux grandes catastrophes de la nature. Il y a dans les Pyrénées, sur la route de Gavarnie, un lieu nommé avec raison le Chaos, où l’on voit des masses de rochers, grandes comme des maisons, entassées dans un désordre sublime. Le Chaos de Gavarnie est parmi les chutes de montagnes ce que le pylône de Karnac est parmi les ruines.

Une statue colossale et mutilée se tient debout au seuil de la grande salle : c’est l’image de Ramsès-le-Grand, celui qu’on appelle Sésostris, bien qu’il ne soit pas le vrai, l’ancien Sésostris, mais parce qu’il était déjà confondu dans la tradition avec le divin conquérant au temps de Germanicus. Ayant eu la fortune de découvrir une de ses filles enfouie dans un coin du musée de Marseille, je passe devant lui avec la confiance d’un homme qui a été assez heureux pour rendre quelque service à la famille, et je pénètre dans la grande salle. Le spectacle que j’ai devant les yeux surpasse tout ce que j’ai vu sur la terre.

Non, M. Wilkinson n’a point exagéré en disant que c’est la plus vaste et la plus splendide ruine des temps anciens et modernes. Pour Champollion, dont l’ame, naturellement ouverte au sentiment du grand, savait aussi bien admirer l’Égypte que la comprendre, on voit qu’il fut étourdi et comme foudroyé à l’aspect de cette merveille du passé. « Les Égyptiens, écrivait-il en présence de ce que je vois, concevaient en hommes de cent pieds de haut, et l’imagination, qui en Europe s’élance bien au-dessus de nos portiques, s’arrête et tombe impuissante au pied des cent quarante colonnes de la salle de Karnac… Je me garderai bien de rien décrire, ajoutait-il, car, ou mes expressions ne vaudraient que la millième partie de ce qu’on doit dire en parlant de tels objets, ou bien, si j’en traçais une faible esquisse même très décolorée, je passerais pour un enthousiaste et peut-être même pour un fou.

Ainsi Champollion trouvait plus facile de lire Karnac que de le décrire. Au risque de passer aussi pour un enthousiaste et pour un fou, j’essaierai de donner une idée de la prodigieuse salle de Karnac et de l’impression qu’elle a produite sur moi. Imaginez une forêt de tours, représentez-vous cent trente-quatre colonnes égales en grosseur à la colonne de la place Vendôme, dont les plus hautes ont soixante-dix pieds de hauteur (c’est presque la hauteur de notre obélisque) et onze