Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/313

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fussent entre les nations un gage de paix assuré ? Est-ce que les nations démocratiques n’ont ni vanités susceptibles, ni intérêts en conflit, ni tendances ambitieuses ? Est-ce qu’elles n’étaient pas démocratiques, les républiques de Grèce, et celles d’Italie, au moyen-âge, lorsqu’elles ont ruiné la patrie commune par leurs dissentiment acharnés ? Voit-on que la très démocratique Amérique anglaise vive en bonne intelligence avec ses voisines espagnoles, non moins démocratiques assurément ? Enfin, il n’est pas besoin d’aller si loin chercher des exemples. Il n’y a qu’à se rappeler ce qui se passe dans nos murailles depuis que le mot de fraternité y est inscrit partout. Si c’est là l’union fraternelle que nous offrons à l’Allemagne devenue unitaire, à l’Italie devenue piémontaise, je n’en persiste pas moins à trouver prudent de prendre quelques précautions pour l’avenir. Fraternité, soit, pourvu que ce soit la fraternité du Code civil avec le partage égal ; que si le droit d’aînesse devait revivre pour quelqu’un, je le réclamerais pour la France, fille aînée de la civilisation moderne.

En vérité, si nous marchons à une fusion européenne, nous prenons pour y arriver le plus singulier des chemins. Jamais les nationalités, un instant confondues sous le vernis des mœurs françaises, ne se sont montrées plus ardentes à se distinguer les unes des autres, et, au besoin, plus âpres à se combattre. Il y a, en ce moment, dans tous les états d’Europe, comme une frénésie de susceptibilités patriotiques : costume, mœurs, langue, on veut tout avoir en propre. Qu’on regarde ce qui se passe dans les plaines du grand-duché de Posen, dans les rues de Prague, sur les champs de bataille d’Italie ; qu’on mesure ce qu’il y a de vitalité énergique et de haines amassées dans ces nationalités dont quelques-unes nous étaient, même de nom, presque inconnues, et qu’on juge si le temps est venu de nous départir de notre réserve légitime et de nous abandonner aux rêves d’une grande fraternité du genre humain.

Qu’y avait-il à faire cependant ? demandera-t-on ; pouvait-on se jeter à la traverse de l’élan des peuples, retourner contre soi cette ardeur même de sentiment national qui les entraîne, et renoncer, dans un intérêt égoïste, à cette réputation de générosité qui est aussi une de nos grandes forces ? À Dieu ne plaise ! Malheur à nous, en effet, si nos intérêts nous mettaient en lutte avec les sentimens de nos voisins ! mais nous croyons qu’il n’y avait rien d’impossible à unir la vigilance pour nos intérêts avec le respect des droits d’autrui. Nous croyons que toutes les bonnes choses peuvent s’accorder en ce monde : la générosité et la prudence, la poésie même et la politique, à la condition que l’on se donne la peine de les concilier, et, pour commencer, qu’on ne les prenne pas l’une pour l’autre.

Je pense, dis-je, qu’en présence de l’Allemagne, de la Suisse et de