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vautrant dans la vase, sauvages habitans du Sennâr pareils à des statues de jais, lemples à moitié enterrés dans le sable, rien n’y manque. Ce qu’il y a de singulier dans ces tableaux, c’est que les portions peintes sont parfaitement achevées, quoique le reste de la toile soit laissé en blanc. L’exécution de Marilhat était si sûre, que tout coup portait. De simples frottés à la terre de cassel ont la perfection du travail le plus patient. Cette certitude de main, soutenue par une pratique incessante et des études intenses, lui permettait de peindre très vite sans tomber dans le désordre, les bavochures, le gâchis et le tumulte de l’esquisse. Son tableau semblait fait derrière la toile. Il ne le peignait pas, il le découvrait.

Cependant, soit désir de la perfection, soit mobilité d’esprit, il n’a produit relativement à sa fécondité qu’un petit nombre d’œuvres terminées, bien qu’il ait travaillé avec une acharnement et une assiduité sans exemple.

Cette chambre ne contient pas moins de deux ou trois cents toiles commencées et menées jusqu’à un certain point d’exécution. Les moins faites ne sont pas les moins belles. 11 serait à souhaiter que la famille de Marilhat fît une exposition de son œuvre complète, tableaux, dessins, études, et l’on verrait quel grand peintre la France a perdu dans ce jeune homme mort si déplorablement, et à qui elle eût pu épargner un chagrin. Marilhat, après cette radieuse exposition de 1844, croyait avoir mérité la croix, — il ne pensait pas que ce fût un hochet ; — on lui donna nous ne savons plus quelle médaille qui se distribue aux demoiselles qui font des bouquets de fleurs et des intérieurs vertueux. Il en conçut une mélancolie qui altéra son esprit, déjà si troublé, et précipita sa fin, déjà prochaine.

Puissent ces quelques pages ramener l’attention sur cette tombe que trop d’herbe environne, bien qu’elle soit récente ! Hélas ! le pauvre Marilhat joue de malheur. Qui lira aujourd’hui ces lignes où il ne s’agit que d’art, de souvenirs de voyage, de tableaux et d’ébauches interrompues par la mort ? Écoutera-t-on le poète qui, au milieu de la tourmente révolutionnaire, essaie de raviver dans les mémoires distraites l’admiration pour un grand peintre, et qui traverse les rues ensanglantées pour aller poser une couronne sur le nom de Marilhat ?


THEOPHILE GAUTIER.