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avait fait son salon. L’indisposition de Mme de Mortemer, loin de se calmer, semblait s’accroître. Malgré tout son courage, elle tomba épuisée dans un fauteuil. Comprenant que sa présence était au moins gênante, Ladislas se retira, et, prenant à part M. de Mortemer :

— Monsieur, lui dit-il, je vous supplie de vous considérer ici comme chez vous. Je passe le jour aux courses et la nuit au club. Vous ne me gênez nullement, et je serais désolé que vous vous crussiez indiscret le moins du monde. Je vous supplie de ne pas songer à moi. Je retourne aux courses, et je reviendrai bientôt savoir des nouvelles de Mme de Mortemer.

Le vieil officier serra de nouveau cordialement la main du Polonais, qui salua respectueusement les dames, sortit et gagna l’hippodrome.

— Espagnol ! Espagnol ! se répétait Ladislas, me voici dans une belle situation, grâce à cet agréable mensonge ! Le moindre accident peut les détromper, leur apprendre mon vrai nom, et alors que pensera de moi ma belle compatriote ? N’aurai-je pas l’air d’un véritable chevalier d’industrie ? d’un voleur déguisé ? Comment les détromper cependant ? Que croiront-ils si je leur avoue que je les ai dupés une première fois ? — Au demeurant, il ne savait que faire, et la position, en effet, n’était point facile. Quant à son nom de Ladislas, qu’il avait prononcé à tout hasard, il pouvait être pris, à la grande rigueur, pour un vieux nom péninsulaire ; la consonnance en était heureuse : il rimait avec Val-de-Peñas, Cardeñas, Prias, etc., et tous les noms en as dont la Castille abonde ; mais ce rôle, pendant combien d’heures serait-il soutenable ? et, s’il avait été plaisant d’abord de le jouer en face de deux jeunes femmes et d’une aventure galante, convenait-il bien de le poursuivre en présence d’un mari honnête, d’un homme loyal et sérieux ? Ces pensées agitèrent long-temps notre ami ; le triomphe de Quoniam, qui gagna le derby, ne put le distraire. Hésitant entre l’inconvenance qu’il trouvait à en imposer à M. de Mortemer et la crainte beaucoup plus grande de se déconsidérer dans l’esprit de la belle Polonaise, il revint au logis, après les courses, sans parti pris, et s’en remettant au hasard du soin de trancher la difficulté. Il apprit à son retour qu’un médecin avait été appelé, et que l’indisposition de Mme de Mortemer, bien que peu sérieuse, exigeait un repos absolu. L’homme de l’art avait déclaré que, dans l’état nerveux où se trouvait la malade, le voyage de Paris le soir même ne serait pas sans inconvénient. En conséquence, M. de Mortemer avait inutilement cherché et fait chercher dans Chantilly une chambre où passer la nuit. Pas un lit n’était vacant, pas une mansarde n’était à louer. Ces renseignemens, Ladislas les reçut de son domestique ; ils firent éclore un rêve dont le malin esprit avait sans doute, depuis plusieurs heures, déposé le germe dans son imagination. Offrir son logis avec empressement à ses nouveaux amis, c’était chose toute naturelle et fort simple ; mais le sentiment charitable qui le portait à venir en