Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/1007

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
1001
SACS ET PARCHEMINS.

monsieur le vicomte, rien qu’à la façon dont le marquis vous a salué en entrant et en sortant.

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? s’écria M. Levrault, qui ne pouvait comprendre où sa fille voulait en venir. Ce marquis est un mal appris qui mériterait une bonne leçon. Ne vous semble-t-il pas, vicomte, qu’il n’a pas eu pour moi tous les égards qui sont dus à mon rang ? Quelle pitié ! ça fait le fier, et je jurerais que j’ai là, dans ma poche, plus d’argent qu’il n’en faudrait pour acheter ses terres, son château et ses armoiries.

À ces mots, il tira de son gousset une poignée d’or qu’il fit sauter dans le creux de sa large patte. Gaspard se sentait appuyé par M. Levrault ; il reprit avec assurance :

— Les La Rochelandier ne me pardonneront jamais d’avoir, en me ralliant au trône de juillet, pacifié la Vendée et ruiné dans l’Ouest les dernières espérances de la légitimité aux abois. Ils représentent en Bretagne cette noblesse incorrigible qui n’a rien appris ni rien oublié. Infestés de tous les préjugés de leur caste, entichés de leurs titres, ennemis nés de toutes les idées nouvelles, ils regrettent le régime de la féodalité, et rêvent, dans leur château branlant, le rétablissement de la dîme et de la corvée. Parce qu’il leur reste deux ou trois tours éventrées, ils se croient appelés à restaurer la monarchie du droit divin. Ne leur parlez pas de la bourgeoisie, ils la détestent. L’industrie, cette gloire de la France, cette jeune reine du monde, cette puissance des temps modernes, ils la dédaignent, ils la méprisent, ils la traitent du haut en bas. Ils en sont encore à confondre la bourgeoisie avec le peuple, et, à leurs yeux, un grand industriel ne compte pas plus qu’un petit marchand.

— C’est un peu fort ! s’écria M. Levrault.

— Voilà, monsieur, ce que c’est que les La Rochelandier. Vous venez de voir le marquis. Quelle morgue ! quelle insolence ! Pendant le peu de temps qu’a duré sa visite, ce petit hobereau a-t-il paru un seul instant se douter qu’il avait devant lui un des plus illustres représentans de la haute industrie ? J’en souffrais pour vous et pour lui-même. Il est tout jeune ; nous sommes du même âge ; peut-être a-t-il un ou deux ans de moins que moi. Eh bien ! ne dirait-on pas déjà le marquis de Carabas ? Quant à sa mère, c’est la marquise de Pretintailles.

— Monsieur le vicomte, repartit Laure, qui avait écouté tout cela sans sourciller, il faut que la marquise et son fils aient beaucoup changé depuis que vous ne les voyez plus. Mme de La Rochelandier m’a semblé la grâce en personne. C’est elle qui est accourue au-devant de moi, c’est elle qui m’a introduite dans son château branlant. Château branlant tant que vous voudrez. Tout ce que je sais, c’est qu’il est