Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/440

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
434
REVUE DES DEUX MONDES.

MARGUERITE.

On dirait que tu vas à une fête… Si je connaissais moins ton amitié pour nous, je te croirais heureux.

BENOÎT.

Je le suis. Depuis qu’il a coulé pour Dieu, mon sang n’est plus le même dans mes veines ; il a comme une envie de se répandre. Au milieu de mes afflictions, j’éprouve un bonheur qui m’étonne. Loin de l’enfant, loin de toi, toujours en présence de la mort, mon cœur (qui me l’aurait dit ?), mon cœur plein de vous tressaille de joie, pensant que Dieu me regarde et qu’il sait que je suis là pour sa cause. Alors je ne sens plus ni fatigue ni tristesse. Je m’avancerai vers la mitraille du même pas et du même cœur que je faisais deux lieues après une journée de travail pour te voir un instant dans la maison de ton père. Quelle inquiétude puis-je garder ? Dieu n’a pas coutume d’abandonner la veuve et l’orphelin… Ce pauvre enfant ! va le chercher… Tu feras bien attention de ne pas troubler le sommeil de mon père. (Marguerite rentre dans la maison. Benoît la rappelle.) Cependant, Marguerite, si l’enfant dort… Non, va. S’il dort, tu l’éveilleras. Il faut que je l’embrasse ! (Seul.) Nous aurons beau temps. Nos révolutions ne troublent rien là-haut… Les insensés ne croient plus en Dieu, parce qu’il leur donne du soleil et des fruits tandis qu’ils blasphèment. Je vous bénis, mon Dieu, de m’avoir appris que vous êtes le créateur et le dispensateur équitable de toutes choses. Ceux qui l’ignorent souffrent comme nous, mais ils n’ont ni la consolation de l’espérance, ni la joie du repentir, ni le bonheur du sacrifice… (Il prend son fusil, appuyé sur la muraille, et cueille une fleur de l’églantier.) J’ai planté cet églantier le jour de mon mariage ; il m’a donné moins de fleurs que Marguerite ne m’a donné de jours heureux. Adieu l’églantier, et la vigne, et l’enfant, et l’épouse ! Adieu, s’il le faut, pour jamais ! Vous n’étiez pas à moi, chers trésors. Vous ne m’étiez que prêtés, comme la vie, et je ne dispute point contre l’unique possesseur sur le jour où il lui plaira de tout reprendre. (Marguerite reparaît tenant un bel enfant. Benoît prend l’enfant, le presse sur son cœur, et l’élève ensuite vers le ciel.) Grand Dieu ! ils s’empareraient de mon enfant, ils l’instruiraient à mépriser tes lois saintes, à se jouer de la vie de ses frères, à rire du sang versé !… Non, Dieu juste, tu ne le souffriras point ! Garde mon fils, ravis-leur cette proie, et si ce n’est pas assez de mon sang pour sauver son ame, prends encore le sien…

MARGUERITE.

Que dis-tu ? (Elle reprend l’enfant.)

BENOÎT.

Je dis qu’il n’y a qu’un malheur en ce monde, c’est d’offenser Dieu ; je dis qu’il vaut mieux que notre enfant et nous-mêmes nous vivions soumis à toutes les misères et nous mourions dans toutes les tortures, plutôt que de n’être pas chrétiens. Femme, écoute-moi, c’est mon dernier vœu peut-être, et mon testament de mort. Si nous étions vaincus, si vous entendiez dire que les socialistes vont arriver, ouvre la Fleur des Saints, songe à moi, songe à l’éternité, et lis la vie de sainte Apollonia et celle de saint Cyr. Tu sauras ce que tu dois faire et ce qu’espèrent de toi ma confiance et mon amour (Un vieillard paraît au seuil de la maison.) Mon père !…