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REVUE DES DEUX MONDES.

En entendant la voix de Mlle Levrault, le vicomte tressaillit et passa sa main sur son front.

— Je suis tout à vous, répliqua-t-il en maîtrisant son émotion. Ce pays est charmant en effet ; nous le visiterons ensemble. Si vous le permettez, j’aurai l’honneur de vous présenter moi-même dans quelques châteaux du voisinage. Ce qui me désole, non pour vous, mais pour moi, c’est que, dans trois semaines, je devrai vous quitter pour me rendre à Paris.

— Serait-il vrai, monsieur le vicomte ? s’écria M. Levrault consterné.

— Que voulez-vous, monsieur ? Le monde m’attire peu ; la modique fortune que m’ont laissée les révolutions ne me permet pas d’y soutenir l’éclat de mon nom. Un affreux malheur m’a foudroyé à la fleur de l’âge. Par sagesse autant que par goût, je vis dans la retraite. J’aime le silence des champs et la solitude des bois. Cependant il y a des exigences auxquelles un galant homme ne saurait se soustraire. J’ai reçu, ce matin même, une lettre de l’un de nos jeunes princes, qui me donne rendez-vous aux courses de Chantilly. Je vous le demande, monsieur : à ma place, que feriez-vous ?

— Je partirais tout de suite, répondit M. Levrault sans hésiter.

— Ajoutez, reprit le vicomte, que le roi et la reine se plaignent de ma longue absence. Voici près de deux ans que je n’ai mis le pied aux Tuileries. Toute cette famille est si excellente pour moi, si parfaite, que je ne voudrais pas encourir vis-à-vis d’elle le reproche d’ingratitude.

— Et vous avez raison, monsieur le vicomte ; quand on a de bonnes connaissances, on ne doit pas les négliger.

La conversation une fois sur ce terrain, on pense bien que M. Levrault fit tous ses efforts pour l’y maintenir. Il y réussit sans beaucoup de peine. Le vicomte raconta l’histoire de sa présentation, confirma tout ce que maître Jolibois avait dit la veille, et ne se lassa pas de répondre aux questions que M. Levrault ne se lassait pas de lui adresser. Pour un homme foudroyé à la fleur de l’âge, il avait, comme on dit, la langue bien pendue, et ne tarissait pas. Décidément, il disposait des faveurs de la cour. Il ne voulait rien, mais il pouvait tout. M. Levrault l’écoutait comme un oracle et pensait avec complaisance à tout le parti qu’il pourrait tirer d’un pareil gendre. Il voyait tout à la fois en lui un pont pour franchir l’abîme qui le séparait des honneurs, une échelle pour escalader le pouvoir, une clé pour ouvrir les portes du Luxembourg. De temps en temps Laure mêlait quelques paroles à l’entretien. Aussitôt qu’elle ouvrait la bouche, le vicomte frissonnait, se tournait vers elle et tombait dans l’extase. Laure ne laissait pas d’être un peu surprise de l’effet que sa voix produisait sur les nerfs du dernier des Montflanquin. M. Levrault lui-même était passablement