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la population, — la plus nombreuse, puisqu’elle compte de quatre à cinq mille familles, la plus digne aussi de ménagement, — qui se trouve le plus profondément atteinte par la brusquerie de la mesure, et qui peut-être ne s’en relèvera pas : les travaux pénibles la tueraient. Va-t-il donc, sous l’atteinte flétrissante de la misère, grossir les rangs des petits créoles ? Si cela est, comment des hommes dépositaires des destinées de leurs compatriotes ont-ils pu rendre un décret si impitoyable ? Nous avons déjà parlé des quartiers situés au vent de l’île ; qu’on aille visiter les quartiers sous le vent, les plus fertiles de toute la colonie, naguère si fiers de leurs richesses, surtout de leurs espérances, et dont les cultures étaient si soignées, les habitations si riantes.

On rencontre à chaque pas des aqueducs, des canaux d’irrigation, de beaux travaux d’art destinés à rendre la terre plus féconde ; mais déjà la dégradation les saisit. Les clôtures des propriétés ne sont plus entretenues, la culture languit, les sentiers sont enchevêtrés de ronces, les herbes parasites envahissent les cannes à sucre et les attirent à terre, et, pour comble de maux, une maladie semblable à celle des pommes de terre a frappé la canne. On voit déjà s’amoindrir et disparaître cette culture si favorisée, et avec elle la richesse commerciale de Bourbon. Partout les bras manquent ; les noirs ont déserté leurs anciens maîtres : rien ne peut les ramener au travail, ni la persuasion, ni l’offre d’un honnête salaire ; ils aiment mieux vivre de petits larcins dans le vagabondage. Le cœur se serre à ce spectacle, et l’on se sent prêt à maudire la liberté.

Que Saint-Paul était une charmante bourgade avant l’affranchissement des esclaves ! La grande rue surtout qui borde le canal offrait une succession des plus délicieux cottages. Maintenant la flétrissure est empreinte partout. Le Bernica, cette belle habitation de la famille Parny, n’a pu échapper à la loi fatale. C’est pourtant avec un soin pieux que l’héritier de Parny, M. Lefort, a conservé la maison et le souvenir du poète ; il en fait les honneurs avec une aménité pleine de charmes, qui n’est pas rare chez les créoles de Bourbon. L’habitation est située à l’entrée même de la gorge. Trois bassins successifs et comme échelonnés l’un au-dessus de l’autre mènent au fond de la ravine ; on les franchit en pirogue. Le dernier est circulaire, entouré d’un cirque de rochers à pic ; la sonde y rapporte jusqu’à cent cinquante pieds d’eau ; un vaisseau a trois ponts y flotterait : c’est là que tombe d’une hauteur de plus de cent pieds la cascade qui se fait jour par une crevasse au centre d’une muraille verticale. Comment se refuser à l’idée que c’est un ancien cratère de volcan aujourd’hui éteint et comblé par les eaux ? On est là comme au fond d’un gouffre ; le spectacle est grandiose, mêlé de grace et de terreur. Quand on s’arrête à contempler d’un côté ces montagnes déchirées, ces noires parois de roc qui vous serrent et vous compriment,