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— Mes amis, vous êtes chez Guillaume Levrault, ancien tisseur de laine à Elbeuf. Connaissez-vous Jolibois ? c’est mon meilleur ami. Je marchais avec lui sur la chambre, lorsque je vous ai rencontrés. Voici ma fille, une fille du peuple, un cœur d’or. Tout ici vous appartient. Vous vous êtes battus comme des lions ; nous allons trinquer ensemble.

En cet instant, le blessé fut saisi d’une soudaine défaillance, et répéta d’une voix éteinte : — Portez-moi à l’hôpital.

M. Levrault tira le cordon de la sonnette, un valet parut, et rentra bientôt avec un panier de vin. M. Levrault versa une rasade à ses nouveaux amis, offrit lui-même un verre plein au blessé, et d’une voix émue : — Buvons, mes enfans, à la grandeur, à l’affermissement de notre jeune république. Plus de rois, plus de noblesse, plus de bourgeoisie ! Buvons au nivellement de toutes les classes, ne formons plus qu’une seule famille, une famille d’ouvriers. Chacun pour tous, et tous pour chacun !

Tous les verres s’entrechoquèrent aux cris de : Vive Guillaume Levrault !

— Vive le peuple de Paris ! s’écria Guillaume Levrault en levant son verre.

— Mes amis, dit le blessé d’une voix sourde après avoir léché ses moustaches, méfiez-vous, c’est du vin de bourgeois.

Malgré ce sinistre avertissement, les camarades remplirent de nouveau leurs verres, les vidèrent d’un trait, et se regardèrent entre eux d’un air d’incrédulité. Le blessé s’évanouit. M. Levrault le fit porter dans une chambre bien chaude, le coucha lui-même dans un lit bassiné, envoya chercher un médecin pour panser sa blessure, et mit un corps de bâtiment à la disposition de ses nouveaux frères, qui ne se firent pas prier pour s’y installer. Il rentra au salon, et trouva sa fille pâle, consternée.

— Malheureuse, lui dit-il, tu vois où m’a conduit ta folle vanité. Je voulais te marier à Jolibois. Tu as voulu être marquise. Dieu seul sait maintenant ce que nous allons devenir !

Cela dit, il descendit à pas de loup, courut aux remises, badigeonna de sa main les armoiries des voitures, remonta du même pas, prit dans son buffet les boîtes d’argenterie, courut à la cave, enfouit son trésor dans une futaille, et sortit pour acheter quelques douzaines de couverts de la fabrique de Ruolz et Elkington.

Jules Sandeau.

(La sixième partie au prochain no.)