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à obtenir les suffrages d’une autre partie de la population. Un pareil symptôme mérite d’être remarqué, et il n’est pas le seul qui nous révèle un fait grave ; ce fait, c’est l’abîme qui va chaque jour se creusant entre le développement intellectuel des penseurs et celui des masses, je devrais dire plutôt l’abîme qui, dans chaque portion du domaine de l’activité humaine, sépare de plus en plus les initiés des profanes. Cela est vrai des professions manuelles comme des sciences proprement dites. L’expérience accumulée des siècles exige qu’un homme consacre des années rien qu’à se mettre au courant de ce que ses devanciers savaient avant lui sur la spécialité à laquelle il s’adonne, et par la force des choses il se forme comme une série de corporations nouvelles, dont chacune a ses mystères impénétrables pour toutes les autres. Quelle peut être l’influence de ce mouvement, et que promet-il pour l’avenir du théâtre ? Afin de bien l’apprécier, il est une chose qu’il ne faut pas oublier, c’est que, de toutes les branches de la littérature, le drame représenté est celle où un écrivain a le plus besoin, pour réussir, d’être en rapports d’idées et de sentimens avec son public : Dans l’histoire, le roman, le poème épique même, on peut, jusqu’à un certain point, convertir ses lecteurs, les amener à son point de vue. Le drame n’offre pas ces ressources. C’est à lui que s’applique strictement ce que Keats disait de la poésie, « dont le rôle n’est point d’argumenter, mais de murmurer des résultats. » Les spectateurs arrivent au théâtre ; ils y apportent une certaine manière de concevoir l’amour, l’héroïsme, la vertu, et, si le poète leur représente un amant qui n’agit pas selon les règles de l’amour qu’ils sont accoutumés à concevoir, ils s’indignent ou s’ennuient. À et égard, la position de l’écrivain dramatique n’a pas changé : ce qui a changé seulement, c’est cette population si flottante qu’on nomme le public des théâtres. Tour à tour il s’était composé des écoles, de l’aristocratie, de la haute bourgeoisie. À l’heure qu’il est, en Angleterre comme en France, je crois qu’il est descendu vers les classes moins élevées, et, en Angleterre plus encore qu’en France, les minorités éclairées tendent à délaisser les spectacles. Comment les y ramener, comment plaire à la fois aux penseurs et aux masses ? Telle est la question qui se pose devant l’écrivain dramatique : question terrible ! car si de tout temps les diverses classes ont été en désaccord sur bien des points, il existe, suivant les époques, plus ou moins de sentimens, de besoins et de préoccupations qui comme des courans généraux, parcourent à la fois tous les membres du corps social. Soit aux temps de rénovation religieuse, soit dans les sociétés rudimentaires, où chacun est chargé de sa propre défense, le poète dramatique peut, sans trop de peine, charmer du même coup les érudits et la foule, le riche et le pauvre ; il lui suffit de dramatiser ce qui est le rêve des instincts dominans, et il achète ainsi la liberté et le droit d’être individuel tout à son aise. C’est ce qui avait lieu du temps de Shakspeare ; c’est le contraire qui me semble avoir lieu de nos jours. La subdivision des rôles, l’échange facile des produits du travail, la protection des lois qui délivre l’individu de mille nécessités, toutes ces causes et bien d’autres permettent de plus en plus à chacun de s’absorber dans une idée fixe et de ne développer qu’un côté de son être. Que peut donc faire le poète dramatique ? D’une part, il a devant lui des natures toutes d’instinct, de l’autre des esprits qui ne vivent guère que par le désir d’apprendre ; ici une foule qu’il ne peut émouvoir que par ce qui n’est point neuf, ou du moins par ce qui est simplement une