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artistique de nature à plaire, mais presque toujours un effet qui ne peut être senti sans que l’intelligence soit d’abord intervenue. En général, les essais dramatiques de M. Taylor demandent, pour être goûtés, une certaine tension d’esprit. Si on ne saisit pas la portée de chaque touche et l’intention de chaque mot, on n’est que faiblement entraîné.

Que conclure de tout ceci ? Que l’auteur de Philippe d’Artevelde a été un grand poète, mais que chez lui cet équilibre des facultés dont il parlait a été en partie rompu par la prédominance de la curiosité de l’esprit. Si, sur bien des points, il en sait plus long que Shakspeare, ce qui lui manqué, c’est cette nature ardente du vieux poète, qui semblait gonflé de toutes les passions et des appétences de la race, c’est cette ivresse d’inspiration du vates, qui, comme un oracle, chante des choses qui lui viennent et que sa raison n’avait pas conscience de savoir. Thomas Carlyle a écrit quelque part une page admirable sur ce chaos de folies intérieures dont notre sagesse n’est que la couche habitable et pacifiée ; le monde humain, lui aussi, a son chaos intérieur de forces indomptées qui s’efforcent sans cesse de développer à la fois toutes leurs énergies, et dont tout être vivant, comme toute pensée et toute volonté humaine, ne sont que des manifestations incomplètes, des tentatives imparfaites de conciliation. Cette masse incandescente, d’ardeurs comprimées, Shakspeare la portait en lui. En l’écoutant, on ne croit pas entendre un observateur qui raconte ce qu’il a observé en dehors de lui. Comme des jets de lave, les élémens de toute vitalité semblent faire éruption du fond de son être, et, en s’échappant, ils nous donnent une révélation de l’abîme qui est en nous-mêmes et où nous sentons bouillonner des inconnus qu’une éternité ne suffirait pas à compter. Rarement M. Taylor nous produit cet effet : il a l’intelligence impressionnable. Il semble qu’il connaisse toutes les combinaisons possibles des passions, que toutes les formes sous lesquelles se définissent nos instincts aient laissé une empreinte sur son esprit, en un mot qu’il sache les effets de toutes les causes secrètes, mais qu’il n’ait pas en lui-même ces causes ineffables de tout ce qui peut être. Il est artiste : dans l’homme et dans la nature, il a conscience de l’infini ; seulement il ne le devine qu’en comprenant qu’il ne comprend pas, en se sentant surpris, et sa poésie trop pleine d’intentions ne nous fait pas vivre en esprit comme nous pouvons vivre en réalité, parce qu’elle nous fait trop penser, tandis que dans nos rapports avec le monde réel, pour une heure que nous employons à observer, nous en dépensons dix à sentir à l’aventure.

Ce ne sont point là des reproches que j’adresse à M. Taylor. Si ses écrits peuvent fatiguer l’esprit en le forçant à disséminer son attention et à passer sans cesse d’un examen à un autre examen ; si ses drames ne sont pas de ceux qui prennent, pour ainsi dire, le lecteur où il est et avec ce qu’il sait, pour l’émouvoir ou l’amuser sans lui demander aucun effort de pensée, cela est moins, suivant moi, la faute de l’écrivain que celle des circonstances. D’autres poètes de talent, qui ont su réunir les qualités nécessaires pour exalter un nombreux auditoire, n’ont pu, comme nous l’avons vu, atteindre ce but qu’avec des œuvres bien dépourvues d’ailleurs des hauts mérites qui abondent chez M. Taylor. Ce qui rend si curieux à étudier l’état actuel du théâtre et même de toute la littérature en Angleterre, c’est précisément cette division marquée des auteurs en deux camps, dont chacun, pour agir sur un certain public, parait renoncer