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étaient eux-mêmes navrés en songeant au bien qu’ils avaient rêvé et qu’ils auraient pu faire sans la jalousie des Chinois.

On n’avait pas trompé les missionnaires en leur disant que la route qu’ils allaient suivre pour rentrer en Chine était plus constamment rude, plus périlleuse que celle où ils avaient essuyé de si grandes souffrances. Dès qu’on a franchi la vallée rocailleuse où se trouve H’Lassa, on entre dans une chaîne de montagnes dont le prolongement est de trois ou quatre cents lieues ; bien que ces montagnes aient toutes un aspect assez sauvage, ce n’est point par ce côté qu’elles frappent le plus désagréablement la vue de l’Européen ; on s’accoutumerait à leur aridité, mais comment s’habituer à y voir des cadavres humains que se disputent les oiseaux de proie ? Quand on sort d’une grande ville thibétaine, c’est là un spectacle qu’on ne peut malheureusement éviter ; l’exposition des morts sur le sommet des montagnes est un moyen de sépulture fort usité dans le Thibet. Quelques familles trouvent cependant trop pénible de porter si haut le membre qu’elles viennent de perdre ; elles coupent son corps en morceaux et le font manger aux chiens. Grace à cet usage, l’espèce canine est très multipliée à H’Lassa ; il y a même des chiens spécialement destinés à servir de tombeaux aux gens riches ; ceux-là sont élevés et gardés avec soin dans les lamaseries. — M. Huc retrace vivement l’aspect désolé des montagnes qui séparent H’Lassa de la Chine.

« Depuis H’Lassa jusqu’à la province du Sse-tchouen, on ne voit que de vastes chaînes de montagnes entrecoupées de cataractes, de gouffres profonds et d’étroits défilés. Ces chaînes de montagnes sont tantôt entassées pêle-mêle et présentent à la vue les formes les plus bizarres et les plus monstrueuses, tantôt elles sont rangées et pressées symétriquement les unes contre les autres, comme les dents d’une immense scie ; ces contrées changent d’aspect à chaque instant et présentent aux yeux des voyageurs des tableaux d’une variété infinie. Cependant, au milieu de cette inépuisable diversité, la vue continuelle des montagnes répand sur la route une certaine uniformité qui finit par devenir fatigante… Aussitôt que l’on a quitté les sommités du Char-kou-la, on rencontre une longue série de gouffres épouvantables, bordés des deux côtés par des montagnes taillées perpendiculairement, et s’élevant comme deux grandes murailles de roche vive. Les voyageurs sont obligés de longer ces profonds abîmes, en suivant à une grande hauteur un rebord si étroit, que souvent les chevaux trouvent tout juste la place nécessaire pour poser leurs pieds. »

Voilà quelle route il faut suivre pendant trois mois. Cependant, comme on traverse un pays habité, que l’on trouve partout des vivres et des oulah[1] ou moyens de transport, les fatigues sont moins

  1. On donne ce nom à un système de corvée organisé pour le service des fonctionnaires sur la route de H’Lassa aux frontières de Chine. Chaque habitant est tenu de contribuer à l’organisation de l’oulah ; ceux qui ne peuvent fournir des bêtes de somme fournissent leur travail. Le nombre d’hommes et d’animaux auxquels les voyageurs ont droit est inscrit sur un passeport délivré par le gouvernement thibétain.