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ceux qui n’ont point d’entraînement à eux. Notre idée fixe à nous, c’est le culte des masses. Tout ce qui nous déplaît, tout ce que nous sommes disposés à attaquer, nous l’attaquons au nom des masses et comme une violation des droits des masses. Si nous avons un système, si nous tenons à nous croire capables d’accomplir quelque miracle, vite c’est la démocratie qui se chargera de l’accomplir. La démocratie est notre réponse à tout. Pour l’historien, elle est la philosophie de l’histoire ; pour le philanthrope, elle est la philanthropie toute faite ; pour le romancier, elle est le roman à succès. Nous n’avons plus besoin de rien examiner ; il est convenu d’avance que toute bonne chose, morale, science, civilisation, n’est venue que du peuple et ne peut venir que de lui.

Il y a long-temps déjà que M. Carlyle a pris position devant cette folie du jour[1]. Parmi ses ouvrages, il en est un qui a pour titre : Le Culte des héros. Je ne m’étonnerais pas si plus tard ce livre devait faire date, comme le point de départ d’une nouvelle période intellectuelle, d’une nouvelle manière d’envisager et d’expliquer les faits sociaux. L’influence qu’il a exercée sur l’Angleterre est immense ; par l’Angleterre, il a agi sur toute la famille des nations. L’Amérique, l’Allemagne, l’ont reproduit sous d’autres formes, et nos révolutions lui préparent encore bien plus de prosélytes.

Le Culte des héros, ce titre seul indique toute une théorie nouvelle de l’univers. Le mérite de M. Carlyle, c’est d’avoir senti et révélé le rôle nécessaire des supériorités, des organes articulateurs, pour emprunter le langage de l’écrivain anglais. D’autres avaient pu le sentir avant lui ; mais ils n’avaient pas été aussi profondément dominés par cette impression. Chez lui, elle a été constante : elle s’est exprimée dans toutes ses pensées ; sa nature à lui, si je puis ainsi parler, est de voir dans tous les phénomènes de nos sociétés, dans toutes les idées qui s’y expriment ou s’y réalisent, non plus l’œuvre des masses, qui les répètent ou servent à les exécuter, mais l’œuvre du penseur chez qui elles ont pris naissance. Un des premiers peut-être, il a nettement compris que l’humanité croissait et se développait d’après des lois toutes contraires à celles que rêvait la philosophie officielle ; un des premiers, il a éloquemment indiqué comment les nations étaient des corps composés d’organes dont quelques-uns seulement étaient faits pour penser, comment en toute chose, en médecine, en morale, en politique, le progrès ne s’accomplissait que chez certains êtres d’élite, comment enfin le monde en bloc ne marchait que parce que les conceptions des sages se faisaient lois, opinions, journaux, etc., pour diriger la foule

  1. Voyez, sur Carlyle et ses précédens ouvrages, les nos du 1er octobre 1840 et du 15 avril 1849.