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sans grandeur, sans force, sans physionomie, triste symptôme de la stupeur et de la déroute universelle.


II

Si les publicistes ont été pris au dépourvu, les philosophes feront peut-être meilleure figure au milieu des agitations de l’Allemagne. De quelque côté qu’ils marchent, ils sont tenus de ne pas hésiter. C’est à eux surtout qu’on doit rapporter l’immense bouleversement moral qui a transformé le pays des ardeurs spiritualistes en un foyer d’athéisme, c’est la jeune école hégélienne qui a préparé toutes les folies et irrité toutes les convoitises de ces derniers temps. Les disciples de Hegel ont donné à la démagogie un drapeau, une doctrine, tout un appareil de formules scientifiques ; ils savent mieux que personne ce qui se passe au fond des esprits, et ils ont vu se traduire en actes les conséquences de leurs systèmes. Qu’ils parlent donc ; ils le peuvent, ils le doivent. S’il y a parmi eux, et je n’en doute pas, des intelligences sincères que la solitude et le travail ont exaltées, l’épreuve de la réalité est une réponse péremptoire aux fantaisies des penseurs ; ont-ils le droit maintenant de fermer les yeux et de se boucher les oreilles ? « Je commence à sentir, disait l’autre jour M. Henri Heine dans la Gazette d’Augsbourg, que je ne suis pas précisément un dieu bipède, comme M. le professeur Hegel me l’affirmait il y a vingt-cinq ans. » C’est une déclaration à peu près semblable qui nous est due par M. Strauss et ses amis. Sérieusement, cette nature humaine où habite le dieu des hégéliens, nous l’avons vue à l’œuvre depuis qu’on lui a révélé sa gloire ; les grands-prêtres de l’humanisme sont-ils toujours aussi confians ? S’ils ont des doutes, qu’ils les avouent ; s’ils persistent, qu’ils parlent encore, et que la société n’ignore plus son ennemi !

J’ai lu avec empressement tout ce qu’ont écrit les philosophes ; un fait surtout m’a frappé : c’est le silence des chefs de l’athéisme. Depuis que la révolution de février a lancé à travers l’Allemagne les corps-francs de la démagogie hégélienne, ni M. Stirner ni M. Feuerbach n’ont donné signe de vie. M. Feuerbach est le fondateur de l’athéisme ; c’est lui qui a reproché à M. Strauss et à M. Bruno Bauer leur timidité pusillanime, et qui, tirant avec précision les conséquences de leurs écrits, a démontré qu’il n’existe pas pour l’homme d’autre dieu que le genre humain lui-même. M. Stirner a dépassé M. Feuerbach ; l’humanité considérée comme Dieu est encore pour M. Stirner une sorte de religion ; ne parlez donc plus du genre humain ; l’individu avec ses appétits et ses passions, voilà le Dieu véritable, homo sibi Deus. Le tribun ne s’est pas contenté d’établir cette doctrine, il en a déduit avec sang-froid les résultats sauvages, et il a écrit pour une époque de convoitises effrénées la déclaration des droits de la matière. Aussitôt les disciples