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certainement ceux qui vous parlaient de la sorte étaient en grande partie des gens de bien. Cependant vous avez été mal renseignés. J’ai écrit, il y a treize ans, un livre qui est le point de départ de tous ces préjugés. Ce livre, j’en suis sûr, aucun de vous ne l’a lu, et je dis Tant mieux ! car ce n’est pas pour vous que je l’avais écrit. Ne prenez pas mal ces paroles. Si un cultivateur d’entre vous composait un livre sur l’agriculture, j’entendrais dire, sans me fâcher, que ce livre n’a pas été composé pour moi. J’ai écrit pour des savans, pour des théologiens. Les laïques, et même un grand nombre d’entre les plus instruits, ne savent pas, et bien heureusement pour eux, combien de doutes cruels tourmentent souvent le pauvre théologien ; que leur importe un livre où il est traité de ces incertitudes de la science ? Plusieurs de mes amis, hommes étrangers aux études théologiques, se sont crus obligés de lire mon ouvrage. Laissez, leur ai-je dit ; vous avez mieux à faire ; ce livre vous donnera peut-être des doutes que vous n’avez pas, tandis qu’il est destiné, au contraire, à venir au secours des théologiens que déchirent ces angoisses de l’ame. Vous voyez combien je suis loin de vouloir enlever sa croyance à qui que ce soit. »

Ces protestations de M. Strauss ne sont pas la tactique vulgaire d’un candidat ; elles expliquent sincèrement son rôle. Poussé par la curiosité scientifique, l’auteur de la Vie de Jésus n’a fait que résumer avec une ténacité infatigable tous les doutes, toutes les négations accumulés depuis Lessing par les princes de la théologie allemande. Dans la France du XVIIIe siècle, c’étaient des écrivains laïques qui attaquaient les croyances religieuses ; en Allemagne, depuis plus de soixante ans, ce sont les théologiens eux-mêmes qui ébranlent l’édifice et qui sont parfois amenés, comme M. Strauss, à s’en justifier devant les laïques. Cependant, tout en soumettant les dogmes de leur foi à une impitoyable critique, la plupart de ces hommes avaient la prétention de demeurer théologiens ; ce n’était point la haine de la religion qui les animait, c’était un irrésistible besoin d’analyse et une ardente passion de savoir. Tel s’est toujours montré M. Strauss, et lorsqu’on lui interdisait le droit d’enseigner cette religion dont il détruisait les dogmes, la surprise, la tristesse même qu’il en éprouvait, n’étaient nullement un jeu. En un mot, bien qu’ils relèvent tous de la jeune école hégélienne, il y a un abîme entre M. Strauss et MM. Feuerbach et Stirner ; ceux-ci ont juré la ruine de toute idée religieuse ; celui-là croit à une religion telle quelle, et il garde son nom de théologien comme un titre et une défense. M. Strauss continue donc son plaidoyer : il expose aux laboureurs de Steinheim comment toute chose ici-bas est exposée à être dénaturée par l’homme ; entre ses mains, le bien même peut devenir mal, et la vertu se changer en vice. Or, si c’est la tâche du moraliste de veiller à ce que la prudence n’engendre pas la couardise, que le sentiment de l’amour ne soit