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et de sagacité. Le Roi d’Yvetot est conçu comme les meilleures fables de La Fontaine ; les pensées qui se succèdent se présentent si naturellement, qu’elles touchent presque à la trivialité. Essayez d’en troubler l’ordre, essayez de déplacer les couplets, et vous verrez quelle profonde réflexion, quelle prévoyance vigilante a présidé à leur enchaînement. C’est là, selon moi, le dernier effort, le dernier triomphe de l’art. Vouloir et prévoir, dissimuler sa volonté, sa prévoyance, de façon à les cacher aux yeux de la multitude, donner au travail le plus persévérant l’apparence de l’improvisation, n’appartient qu’aux intelligences d’élite. Pour masquer si habilement l’étude qui a préparé la simplicité que nous admirons, il faut une rare puissance, et l’absence même de l’étonnement chez le lecteur est la preuve d’un talent consommé. Un poète d’un ordre secondaire eût choisi dans la vie de Napoléon quelques épisodes faciles à détacher, empreints d’un caractère particulier, pour les flétrir avec colère, pour les dénoncer à l’indignation publique ; un poète vraiment sûr de lui-même ne saisit, dans cette vie si funeste aux libertés de la France, que la physionomie générale, et la condamne sans avoir l’air d’y toucher. Pour atteindre ce but, il lui suffit de raconter le règne d’un roi patriarche. Ce récit naïf porte avec lui la condamnation du despote.

Le Sénateur, qui porte la même date, est pour la vie privée ce que le Roi d’Yvetot est pour la vie politique. Comment ne pas sourire au bienheureux orgueil du bourgeois qui a ouvert sa maison au sénateur La beauté de sa femme est une gloire, un triomphe de tous les instans. Le sénateur mène sa femme au bal, il la présente chez le ministre, il n’y a pas de bonne fête sans elle. Que Rose tombe malade, le sénateur fait un cent de piquet avec le mari ; que le mari s’enivre à la campagne, le sénateur lui donne le meilleur lit du château, et Rose fait lit à part ; que Rose ait un enfant, le sénateur baise le nouveau-né en pleurant de joie et le met sur son testament ; que l’orage gronde, que la pluie fouette les vitres, le sénateur offre au mari son équipage et demeure seul avec Rose en toute liberté. Enfin, pour compléter le tableau, le mari se gausse des railleries qu’on ne lui épargne pas. Il sait qu’on le range dans la famille des Dandin, et il le dit gaiement à l’amant de sa femme. Certes, Molière n’eût pas désavoué la joyeuse figure de ce bourgeois, trompé, montré au doigt et content. Ses plus franches comédies, sauf l’abondance des développemens, qui leur assigne un rang plus élevé, ne surpassent pas en gaieté le Sénateur. Le mari de Rose est d’un bout à l’autre un chef-d’œuvre de mise en scène. Ce bienheureux mari s’explique avec une précision, une clarté qui ne laissent rien à désirer. Il prend soin de nous apprendre tous les hauts faits de son ami, il en tient registre et nous les raconte jour par jour ; George Dandin ne parle pas mieux. On trouverait sans peine dans cette chanson