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qu’elle devait à la maison d’Autriche. Il me tranquillisa avec une bonté parfaite. Heureux et content, je me promenai tout le jour ; j’étais là, je le compris bientôt, dans une ville amie, et les regards des habitans de Trieste ne ressemblaient nullement aux regards perfides des Italiens de Vérone. Le soir, le général Gjulai me fit appeler et me donna des dépêches pour le général comte Zichy à Venise ; l’on ignorait encore à Trieste l’insurrection de cette ville. Je partis à dix heures du soir sur un bateau à vapeur, et nous croisâmes pendant la nuit, sans le voir à cause de l’obscurité, comme je l’ai su depuis, le bateau qui portait à Trieste l’a nouvelle de la révolte qui venait d’éclater à Venise.

Au matin, comme j’admirais en entrant dans le port le superbe coup d’œil que présente Venise ; j’entendis qu’on nous criait du vaisseau de garde : Fora la bandiera ! Je ne fis pas attention à ce cri, pensant que c’était quelque formalité ; mais quel fut mon étonnement, quand je vis les matelots enlever le pavillon aux armes impériales, et une foule immense, assemblée sur la Piazzetta et le quai des Esclavons, faire retentir les cris de viva san Marco ! viva la republica ! viva l’Italia !… Deux officiers de marine montèrent sur le pont ; ils avaient l’air embarrassé ; l’un d’eux vint à moi et me dit d’un ton poli, mais sans oser me regarder en face, de monter dans la gondole qui était amarrée au vaisseau. L’on me conduisit, par de petits canaux, au palais du gouvernement provisoire, et l’on me fit attendre dans une grande salle pleine de groupes d’hommes qui parlaient bruyamment en faisant des gestes animés. Des secrétaires, des aides-de-camp, tout bardés d’écharpes tricolores, couraient d’une salle à l’autre ; un officier de marine s’approcha de moi, je lui adressai la parole : « Je ne parle pas allemand, » me répondit-il en bon allemand et en me tournant le dos. Beaucoup des personnes qui étaient là paraissaient embarrassées ; la pâleur de leurs visages, le désordre de leurs traits, montraient assez tout ce qu’elles craignaient. Un jeune homme couvert de poussière apporta une lettre ; on la lut tout haut et devant moi, tant la confusion était grande. Le comité révolutionnaire de. Trévise écrivait au gouvernement provisoire de Venise que « les troupes impériales étaient encore dans la ville, que la république ne pouvait être proclamée, et que la ville avait tout à craindre de la vengeance des Autrichiens. » Tous parurent consternés ; on appela le général Solera, qui traversa la salle en courant.

Au bout d’une heure, on me conduisit à M. Manin. Je vis un petit homme d’une cinquantaine d’années assis devant un bureau ; il portait des lunettes et paraissait avoir passé bien des nuits sans sommeil ; son visage était pâle de fatigue, et son regard éteint. Il me considéra d’un air étonné, comme s’il cherchait à deviner quel but m’amenait à Venise dans un pareil moment ; puis, ouvrant un tiroir dans lequel je vis de l’or, il y mit la main, et, fixant ses yeux sur les miens : « Vous