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— Sa fille, lui dis-je.

À ces mots, le jeune homme ne put maîtriser une violente émotion. Il s’approcha de moi en frémissant, et je m’empressai de lui dire en quelques mots, car à chaque instant je tremblais de voir arriver le gaucho, le message dont j’avais été chargé pour lui, ma réponse à Fleur-de-Liane, son accès de jalousie et la révélation qui en avait été la suite.

— Pourquoi, dit alors Saturnino, qui semblait accablé sous le poids d’une écrasante douleur, pourquoi m’en veut-elle d’avoir quitté le pont de lianes sans l’attendre ? ne m’avait-elle pas fait signe de m’éloigner ? J’ai obéi à son ordre, et c’est là le crime qu’elle veut punir de mort ! Non, non, elle ne m’aime pas !

Je pensais tout différemment, et je m’efforçais de lui faire partager ma conviction, mais en vain, quand sa mère nous interrompit. Elle amenait le cheval de son fils. La pauvre femme, jetant des regards effrayés autour d’elle, et craignant de voir apparaître l’homme qui menaçait la vie de Saturnino, le suppliait, au nom de tous les saints du paradis, de s’élancer en selle et de s’éloigner, Saturnino restait immobile.

— A quoi bon ? répondit-il. Que ferais-je à présent de la vie ?

Je joignis mes instances à celles de sa mère ; ce fut peine perdue, le jeune homme ne nous écoutait plus. Sa main jouait machinalement avec la batterie de sa carabine ; bientôt, comme s’il eût même renoncé à disputer sa vie, il ouvrit le bassinet et en laissa tomber l’amorce ; puis il jeta son arme loin de lui avec la corne qui renfermait la poudre. Cependant l’instinct de la vie, qui sommeille parfois, mais qui meurt rarement dans le cœur de l’homme, sembla un moment reprendre quelque empire sur Saturnino. Il mit un pied dans le large étrier de bois suspendu à sa selle ; mais son pied retomba bientôt. Il jeta encore une fois un regard complaisant sur ce coursier qui en un clin d’œil pouvait mettre entre la mort et lui un espace infranchissable. Ce dernier mouvement de faiblesse fut bientôt dompté. Saturnino jeta près de sa carabine le machete suspendu à sa ceinture. De ce moment, l’instinct de la vie, la terreur naturelle de la mort, s’éteignirent devant une inébranlable résolution que ni les cris de sa mère ni mes remontrances ne purent vaincre.

Le temps s’écoulait, et le jeune chasseur, la main passée dans la crinière de son cheval, restait immobile. Tout à coup je le vis tressaillir comme sous un choc électrique. On eût dit que ce magnétisme inexplicable qu’exerce parfois l’amour lui apportait un mystérieux avertissement. Au même instant et presque derrière nous, l’enceinte verte de la clairière se fendit à nos yeux, et, pâle comme un mort échappé au tombeau, Fleur-de-Liane apparut aux rayons de la lune ; sa robe était froissée, déchirée par les ronces, dont les nattes déroulées de sa