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parut ; il s’avança entre la haie des têtes prosternées, appliqua en passant des coups de cravache aux chiens, qui se blottirent en grognant sous les coussins, et lui-même s’assit sur le canapé.

À cette époque, Ibrahim n’était pas encore l’homme obèse, infirme, affaibli par les excès et les fatigues, que nous avons vu venir chercher la santé en France. Agé de trente-huit ans, trapu, ramassé, les membres nerveux, la barbe rousse, l’œil gris et d’une tranquillité sévère, il avait au repos quelque chose de la somnolence du lion repu. Sitôt que la passion l’animait, le froncement de ses sourcils, sa prunelle injectée de taches sanguines, son allure impétueuse, ses emportemens sans frein, trahissaient les pensées de vengeance, de combats et de domination couvées par le despote. Il était alors l’orgueil et l’espoir de l’Islam, le vainqueur des Wahabites, l’exterminateur des hellènes et le vassal soumis de son suzerain, dont il défendait impitoyablement les droits. Bientôt, trompé sans doute par la rigueur des puissances chrétiennes envers la porte, et croyant qu’elles abandonnaient à Mahmoud à sa ruine, il allait se révolter à son tour, disperser les armées du sultan, conquérir l’Asie Mineure, marcher sur Stamboul la sainte et comme en Grèce au moment du succès, entendre la voix de l’Europe lui ordonner la retraite.

Sur l’invitation du pocha, nous prîmes place à ses côtés, et le café et les pipes furent servis par des enfans espiègles, qui étudièrent malicieusement notre manière de boire et de fumer. Après les politesses et les saluts d’usage, le trucheman demanda au commandant de faice connaître les motifs de sa visite, « aussi agréable à sa hautesse que l’apparence d’un pur matin aux yeux du voyageur. » Le récit du commandant n’avait rien de fort gai ; cependant les premiers détails amusèrent beaucoup Ibrahim, qui riait à gorge déployée, interrompait l’interprète par des observations et des propos malins adressés aux courtisans. La bonne humeur du pacha devint communicative ; toutes ces longues barbes, ces turbans, ces bonnets pointus, perdirent leur raideur, de larges grimaces déridèrent ces figures tout à l’heure immobiles ; mais chacun se tint sur ses gardes, les yeux sur le maître, la physionomie attentive, les muscles prêts à imiter les contractions de la face sacrée. Si je ne comprenais guère une si grosse gaieté, je ne pus mieux m’expliquer le sérieux subit avec lequel Ibrahimm écouta la fin de l’histoire et la demande du commandant, au nom de l’amiral : de rendre la liberté à Vasiliky, fille de Démétrius de Chio.

Le commandant ayant cessé de parler, le pacha resta quelque temps sans répondre ; sa main caressait les poils de sa barbe, tandis que soin pied agaçait machinalement un lévrier favori dont les dents aiguës mordaient le cuir de sa botte. Enfin il prononça quelques mots en arabe, et aussitôt les assistans, après un profond salut, évacuèrent la salle. Le pacha s’entretint longuement avec l’interprète, qui dit à l’officier