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les blés. L’étranger que le chanoine avait appelé du nom de don Patricio ne tarda pas à reparaître parmi les promeneurs ; seulement, afin d’être moins remarqué et de conserver une allure plus libre au milieu de cette population insouciante et joyeuse, il avait changé de vêtement et portait le costume d’un cavalier péruvien : poncho blanc à longue frange, large chapeau de paille, bottes de peau de vigogne et grands éperons d’argent. Comme il entrait dans la boutique d’un marchand de cigares, le chanoine se trouva devant lui, et le cavalier l’aborda.

— Permettez moi de vous demander, lui dit il, comment il se fait que j’aie l’honneur d’être connu d’une personne dont je ne sais pas même le nom ?

— Monsieur, répliqua le chanoine, j’ai commis une indiscrétion sans doute en vous adressant la parole sur la place publique, mais c’était dans votre intérêt : j’espère que vous me le pardonnerez. Quant à votre nom, je l’ai deviné, et voici comment. Plus d’une fois je vous ai vu au couvent de Santo-Domingo à l’heure des offices ; je me suis dit : Ce jeune homme en habit d’officier de marine de sa majesté britannique est catholique, donc il est Irlandais : tout bon Irlandais se nomme Patrick… Me suis-je trompé ? J’ai voyagé beaucoup en Europe, monsieur, et j’ai conservé pour les Européens un attachement que mes compatriotes ne partagent guère, il faut bien l’avouer. Lima n’est pas une ville comme une autre ; elle a ses périls… Vous riez, monsieur ?… Je ne parle pas des poignards et des couteaux que vos romanciers mettent toujours à la main des héros qu’ils appellent d’un nom castillan, ni des rasoirs que les Limeñas portent à leurs jarretières. Ce sont là des fables, ou tout au moins des dangers qu’on évite avec un peu de prudence…

Comme il parlait ainsi, une petite main brune et effilée, jeta une piécette sur le comptoir du marchand, qui donna en échange un paquet de cigarettes enveloppées dans des feuilles de maïs. Le chanoine baissa la tête et reconnut, sous le voile qui la couvrait, la jeune fille à laquelle il avait adressé la parole au milieu de la place, quelques heures auparavant.

— Encore dehors, Rosita ? lui dit il d’un ton sévère. Je le dirai à ta mère.

Rosita secoua les épaules avec un peu d’humeur et beaucoup d’insouciance, comme si elle eût dit intérieurement : — Ah ! ma mère !… elle s’occupe bien de savoir où je suis. — Et elle s’éloigna.

Le chanoine alluma son cigare à celui de don Patricio, et ils se promenèrent ensemble quelques instans. S’il avait été revêtu de son uniforme d’officier de marine celui-ci aurait certainement hésité à engager si familièrement la conversation avec un étranger ; mais, sous le poncho qui lui couvrait les épaules, il se croyait moins enchaîné par les