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pour la répandre passèrent dans les mains de son élève, fra Luca Pacioli, que Vasari accuse d’avoir dérobé à Pietro une partie de sa gloire en publiant sous son propre nom ces précieux manuscrits. D’autres traités sur la Lumière et la Géométrie, composés à la requête du duc d’Urbin, se trouvent aujourd’hui à la bibliothèque du Vatican : il ne nous est pas permis d’en parler; mais les tableaux de Pietro della Francesca garantissent la valeur des procédés techniques qu’il recommande dans ses écrits, et l’on peut croire à la justesse de ses théories en voyant comment il savait les mettre en pratique.

Après avoir terminé ses fresques d’Arezzo et quelques tableaux à Pérouse et à Ancône, Pietro se décida à revenir auprès de Frédéric, qui lui écrivait lettres sur lettres pour hâter son retour. Chargé par le duc de la décoration de la cathédrale d’Urbin, il allait commencer ces vastes peintures, lorsqu’une Cécité complète vint le condamner à l’oisiveté : rude épreuve à laquelle le digne maître eut le courage de se résigner aussitôt. Renonçant dès-lors à la vaine considération que lui promettait encore la cour d’Urbin, aux offres généreuses de Frédéric, dont ses talens ne pouvaient plus payer la protection, et de qui il ne voulait pas accepter des aumônes, il alla s’ensevelir dans le bourg qui l’avait vu naître. Il y mena vingt-six ans une vie simple et noblement cachée. Mort au monde et à la gloire, redevenu l’égal des paysans qui l’entouraient, il ne s’occupa plus que de méditations pieuses, et l’homme qui avait tenu le premier rang parmi les savans et les artistes ne fut plus qu’un humble chrétien.

Pietro della Francesca eut une grande influence sur les peintres d’Ombrie et de Toscane, et ce fut à son école que se formèrent entre autres le Pérugin et Luca Signorelli. Cependant, au moment où il cessa de travailler, il ne laissait pas à Urbin de successeur digne de lui. Celui qu’on regardait comme tel, et qui hérita en effet de la faveur dont Pietro avait joui auprès de Frédéric, était un dominicain, fra Coradino, artiste médiocre, religieux de mœurs fort peu ascétiques, auquel son humeur joyeuse et l’apparence prospère de sa santé avaient valu le surnom de fra Carnovale. Il va sans dire que ce qu’on trouve le moins dans les tableaux d’un homme qui mérita d’être ainsi surnommé, c’est l’austérité du sentiment. On y reconnaît une certaine habileté de main, quelques velléités de style, mais il faut y voir surtout une preuve de l’abaissement de l’art religieux en Italie à la fin du XVe siècle. Les peintres de sujets sacrés, entraînés par le mouvement philosophique et littéraire de l’époque, cherchaient à substituer la correction à l’ingénuité de la pensée, et cette réaction contre le pur spiritualisme n’aboutissait encore qu’à des résultats négatifs, jusqu’au jour où Léonard résuma dans son incomparable chef-d’œuvre la méthode du siècle passé et les tendances nouvelles, il ne paraissait pas possible d’allier la perfection