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de la forme à la profondeur du sentiment. On sacrifiait le respect de l’inspiration au culte de la beauté réelle, et l’on en était venu déjà à choisir dans la nature vivante les types que les anciens maîtres demandaient au ciel de leur révéler. Fra Angelico s’agenouillait pour peindre ses madones, et n’entrevoyait qu’à travers les larmes de la ferveur la chaste image qu’il allait retracer : trente ans plus tard, fra Carnovale se contentait de copier les modèles qu’il avait habituellement devant les yeux, et représentait la Vierge sous les traits de la duchesse d’Urbin, le Christ enfant sous les traits du fils de cette princesse. Le Florentin Botticelli introduisait invariablement dans ses Saintes Familles l’image de sa maîtresse, et jusque sur les murs des églises chacun reconnaissait les courtisanes travesties en personnages évangéliques. On conçoit que de pareils abus aient enflammé le zèle de Jérôme Savonarola. Ils expliquent de reste la véhémence des reproches que le terrible frère adressait aux peintres de son temps, et la réforme radicale qui fut un moment le fruit de ses prédications.

Tandis que fra Carnovale usurpait à la cour d’Urbin la place qui avait appartenu à Pietro della Francesca. un autre artiste semblait mériter davantage les encouragemens de Frédéric. Il se nommait Giovanni Sanzi[1]. Peintre et poète, il justifiait par son double talent la réputation qu’il commençait à acquérir, mais qui ne devait pas lui survivre long-temps. Quelques années après sa mort, à peine s’occupait-on de ses ouvrages; aujourd’hui on a complètement oublié le peintre jadis célèbre de la Madone de Cagli, l’auteur d’un poème épique admiré à son apparition : on ne se souvient plus que du père de Raphaël. Si Giovanni Sanzi n’avait laissé que des vers, peut-être n’y aurait-il pas lieu de se plaindre de l’indifférence dont il est devenu l’objet : il raconte plutôt qu’il ne chante les hauts faits de Frédéric, et la prétendue épopée dont ce prince est le héros n’est qu’une longue chronique rimée, où l’on trouve assez de précision historique, fort peu d’imagination et de poésie; mais ses tableaux sont loin de donner raison à l’opinion qui les dédaigne. Traités dans un goût sévère qui participe à quelques égards de la manière de Pietro della Francesca, ils se distinguent par la fermeté du style, et l’on a peine à comprendre, en les examinant, l’unanimité avec laquelle les biographes de Raphaël qualifient de « pauvre peintre » l’artiste qui les a exécutés. Ce qu’ils disent de l’obscurité de sa vie ne semble pas moins inexact. Il est difficile d’admettre que Sanzi fût un homme obscur, lui que le duc et la duchesse honoraient parfois de leur visite et qui vivait familièrement auprès d’eux. Beaucoup de détails contenus dans ses écrits attestent qu’il était

  1. Quelques écrivains l’appellent Santi, bien que ses tableaux soient signés Sanzi. Un caprice euphonique de Bembo ajouta une lettre à ce nom, et le transforma pour Raphaël en celui de Sanzio.