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— Fernando a du courage, reprit doña Ventura, et il se tirera d’affaire, et puis il trouvera quelque part dans son pays une jolie fille qui lui apportera une dot… N’est-ce pas, Fernando ?

Pour toute réponse, Fernando ramena sur son front son chapeau pointu à petits bords ; ses yeux fauves brillaient comme ceux d’un chat. Il saisit vivement la guitare placée sur l’estrade auprès de Pepa, et se mit à la racler avec distraction, comme un homme qui s’abandonne à sa rêverie. Juancito, qui se tenait debout devant lui, attendant sans doute qu’il eût fini de préluder et chantât quelque gai refrain des montagnes, lui poussa le bras en disant : — Fernando, as-tu vu les beaux présens que nous a faits Gil Perez ? Sans lever les yeux, le muletier répéta à demi-voix ce couplet d’une vieille romance :

No estès tan contenta, Juana,
En ver me penar por ti ;
Que lo que hoy fuere de mî,
Podrá ser de ti mañana[1].

Puis tout à coup, jetant la guitare à ses pieds, il sauta sur l’estrade, éteignit la lampe qui brûlait devant la madone et porta la main à son couteau. Pepa s’était serrée contre sa mère : au cri qu’elle poussa, Gil Perez se mit en défense, mais Fernando, passant près de lui sans le regarder, gagna la porte. « Ah ! Pepita, murmura-t-il en sortant, tu me feras faire un mauvais coup ! » Et il disparut.

Gil Perez essaya de rassurer les deux dames, et chercha à les retenir ; mais doña Ventura, fort agitée, se retira immédiatement avec sa fille. « Ma foi, messieurs, nous dit Mateo à voix basse, la soirée a été plus complète que je ne l’espérais. Je croyais vous faire assister à un saynète, et nous avons eu presque une tragédie. » Là-dessus il s’étendit sur ses couvertures, bien décidé à dormir. Mes compagnons en firent autant, et je me dirigeai vers notre coche-galera, voiture de voyage, où j’avais coutume de prendre mon gîte chaque nuit. Les feux des muletiers brillaient dans le lointain ; devant les chariots, les bouviers continuaient leurs danses et leurs chants. Du côté de la forêt, des perroquets, réunis en bandes innombrables, poussaient des cris tumultueux qui ne me permirent guère de fermer l’œil. Au point du jour, comme je commençais à m’endormir, Mateo vint m’éveiller ; les chevaux étaient prêts. Déjà les muletiers de San-Juan disparaissaient à l’horizon, et Gil Perez, le pied dans l’étrier, donnait l’ordre à sa troupe de se mettre en marche.

Le surlendemain, nous faisions à Cordova notre entrée triomphale. Au bruit de notre voiture de voyage, roulant sur les pavés inégaux,

  1. « Ne sois pas si contente, Juana, — de voir que je souffre à cause de toi ; — car il pourra en être de toi demain — ce qu’il en est de moi aujourd’hui. »