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costume ne distinguait guère du reste de la bande, ayant mis pied à terre à son tour, se dirigea vers la maison de poste. Il portait sur l’épaule une de ces grandes besaces que Sancho a rendues célèbres et qu’on nomme alforjas, double sac que le mendiant passe à son cou, et que le cavalier suspend au pommeau de sa selle. Marchant d’un pas rapide et sur la pointe du pied, à cause des longs éperons d’acier qu’il traînait à ses talons, il frappa à la porte de doña Ventura. — Ave Maria ! dit-il à demi-voix. — Sin peccado concebida[1], répondit la veuve, et Juancito ouvrit.

Gil Perez regarda le muletier à peu près comme un amiral regarderait l’humble capitaine d’un navire de commerce. Celui-ci, déconcerté de trouver la maison pleine et d’y voir des figures étrangères, sans compter celle du capataz, qui semblait le gêner beaucoup, demeura quelques secondes debout près de la porte.

— Entre donc, Fernando, lui dit doña Ventura ; tu es surpris de ce que ma Pepita est en grande toilette, mon garçon ? C’est qu’il m’est arrivé ce soir des seigneurs cavaliers… Veux-tu souper ? j’ai là du puchero[2].

— Je vous rends grâces, señora, répondit Fernando ; je n’ai rien à vous demander. Vous savez que je ne passe jamais par ici sans venir dire bonjour à Pepa… Et puis j’ai là pour vous un petit baril de la meilleure eau-de-vie qu’on ait goûtée à San-Juan depuis bien des années.

— Est-ce pour Pepa que tu apportes ton aguardiente ? demanda Gil Perez.

— Don Gil, répliqua le muletier, chacun donne ce qu’il a et selon ses moyens. Et, se tournant vers la jeune fille : — Pepita, ajouta-t-il, quand tu étais enfant, tu aimais assez les tartes de nos montagnes ; eh bien ! en voilà, et aux pêches encore !

En parlant ainsi, il avait tiré de la double poche de son sac le petit baril d’eau-de-vie et une douzaine de gâteaux de forme carrée, remplis d’une marmelade épaisse que Juancito sembla déguster avec un extrême plaisir. Cela fait, il alla s’asseoir auprès de Pepa, et regarda fièrement le conducteur de chariots.

— Combien as-tu d’animaux ? lui demanda celui-ci.

— Quinze mules de charge, sans compter les montures.

— Juste autant que j’ai de charrettes, poursuivit Perez ; ça n’est pas mal… En tout, tu portes trente barils, de quoi charger la moitié d’un de mes fourgons ! Bah ! que peux-tu gagner avec cela ? Tu fais là un triste métier, mon garçon, et tu le feras long-temps avant de devenir riche !

— Quand j’en serai ennuyé, répliqua Fernando, j’en prendrai un autre. — Le muletier prononça ces paroles avec un accent singulier.

  1. Cette réponse : conçue sans péché, avertit l’étranger qu’il peut entrer.
  2. Pot-au-feu.