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dans le domaine de la poésie, une véritable valeur qu’à la condition d’être présentée sous la forme d’une lutte sérieuse entre l’amant et le mari ; car si la passion, qui dédaigne et viole parfois sans remords la loi morale, ne s’offre pas au spectateur avec toute la jeunesse, toute l’ardeur, toute l’éloquence qui peuvent la rendre contagieuse, la thèse que je viens d’énoncer n’est plus qu’une phrase banale. Prouver qu’une femme, en préférant son mari et ses enfans à toutes les séductions du monde, en fermant l’oreille à la voix de la passion, règle sa vie d’après le plus habile des calculs, c’est en vérité une chose trop facile, et ce n’est pas la peine d’écrire deux mille vers pour imposer à l’auditoire une pareille conviction : il n’y a pas une loge dans la salle où cette pensée ne soit déjà pleinement acceptée au lever du rideau. Dire que le mari disputant sa femme à l’homme qui veut la détourner de son devoir, effacer de son cœur le serment qu’elle a prononcé, a sur l’amant, quel qu’il soit, l’incontestable avantage de pouvoir assurer par son travail s’il est pauvre, par son dévouement assidu s’il est riche, le bien-être et le bonheur de celle qui porte son nom, c’est ne rien dire qui mérite les honneurs de la forme poétique. Cette proposition est tellement évidente, qu’il suffit de l’énoncer pour voir tous les esprits s’y rallier sur-le-champ. La thèse choisie par M. Augier impose au poète l’obligation absolue d’engager entre le mari et l’amant une lutte animée, une lutte sincère, qui ne ressemble pas à un badinage. Il faut que la femme soit amenée par l’ennui, par l’oisiveté, par l’orgueil, à perdre le sentiment du juste et de l’injuste ; qu’elle se trouve humiliée du peu de temps que son mari passe près d’elle, qu’elle s’indigne et rougisse de tenir si peu de place dans sa vie ; que sa chute, en un mot, soit préparée par le trouble de son intelligence et de son cœur. Il est nécessaire que le mari, livré tout entier à l’accomplissement de ses devoirs, ne conçoive pas même la pensée lointaine du danger qui le menace, qu’il ne songe pas à détourner sa femme de l’oisiveté, à chasser l’ennui, le plus perfide de tous les conseillers. La démonstration ne peut être complète, si l’amant n’est pas résolu à tous les sacrifices pour obtenir la possession de la femme qu’il aime. Gratifiez-le d’une forte dose de bon sens ; mettez dans son cœur une affection tiède, dans son esprit une notion très nette de l’avenir qu’il se prépare en oubliant, pour une femme qu’il ne pourra jamais posséder paisiblement, le travail, source unique de bien-être et de sécurité ; mettez dans sa conscience l’idée de l’utile au-dessus des joies orageuses d’un amour que le monde condamne, et vous rendrez la lutte puérile, insignifiante. Si l’amant n’aime pas sincèrement, s’il ne met pas son bonheur tout entier dans la femme qu’il espère posséder, s’il n’est pas dans l’attaque aussi ardent que le mari dans la défense, il est impossible qu’il éveille en nous la moindre sympathie. C’est un personnage de carton