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vois ce que j’ai souffert pour avoir préféré la passion au devoir ; — ses paroles ne respirent pas une affection assez ardente, une sympathie assez profonde pour que sa nièce, en l’écoutant, renonce, à toutes ses espérances, à toutes ses illusions. Ce qui domine dans le langage d’Adrienne, c’est le sentiment de la fatigue, c’est la soif de l’immobilité. Un tel langage, à coup sûr, n’est pas fait pour convertir un cœur de vingt ans. Adrienne n’intéresse le spectateur que dans sa réponse aux reproches de son mari. Une fois résolue à la défense, elle rétorque avec une habileté victorieuse les argumens de M. Tamponnet.

Le mari d’Adrienne est-il bien un personnage de comédie ? Il est au moins permis d’en douter. Bien qu’une première épreuve lui donne le droit de traiter sa femme avec défiance, il est bien difficile d’admettre son empressement à s’alarmer. Je ne parle pas du repentir d’Adrienne, qui mériterait peut-être un pardon plus sincère, une conduite plus généreuse : je conçois très bien qu’une faute d’une nature aussi délicate s’efface difficilement de la mémoire ; mais, tout en admettant que le mari d’Adrienne se souvienne à toute heure d’avoir été trompé, j’ai peine à concevoir qu’il prenne à son compte le danger qui menace Julien. S’il existe quelque part un pareil type de défiance conjugale, il sort tellement des limites de la vraisemblance, qu’il n’a pas droit de bourgeoisie au théâtre. Le poète comique ne doit jamais choisir ses personnages parmi les types d’une nature exceptionnelle. Lorsqu’il commet une telle imprudence, il s’expose à n’être pas compris. L’auditoire peut sourire en voyant la frayeur obstinée de Tamponnet, mais il ne l’accepte pas comme un personnage dessiné d’après nature. L’exagération, très utile au théâtre pour donner du relief à la passion, du relief au ridicule, doit pourtant respecter la vraisemblance, et le personnage de Tamponnet ne satisfait pas à cette condition.

Au premier acte, nous voyons Stéphane accueilli froidement par Gabrielle en présence d’Adrienne, qui devine le danger dans la froideur même de cet accueil, et ne se laisse pas abuser par les réponses évasives de sa nièce. Bien qu’Adrienne n’ait entendu ni la conversation de Julien et de Gabrielle, ni le monologue désespéré où sa nièce épanche toute sa colère, toute son humiliation, elle devine ce qui se passe au fond de ce jeune cœur. Si elle eût assisté à l’entretien des deux époux, elle n’eût pas manqué sans doute d’éclairer Julien sur la route qu’il doit suivre, et de lui dire qu’une femme, pour demeurer fidèle à son mari, n’est pas obligée de recoudre les boutons de ses chemises. Pour ma part, je plains de grand cœur les maris qui ne peuvent pas invoquer d’autres garanties. Quand le chef de la famille gagne bon an mal an une vingtaine de mille francs, sa femme peut sans remords négliger l’emploi de son aiguille. Adrienne, éclairée par l’expérience, verrait dans le reproche de Julien une raillerie injurieuse, et ramènerait le