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mari dans la voie du bon sens et de la vérité. La partie de piquet entre Stéphane et Tamponnet n’est pas conduite moins gaiement que la scène d’ivresse entre Fabrice et don Annibal de l’Aventurière. Le mari, sottement jaloux, essayant de déprécier sa femme, Stéphane affichant l’incrédulité la plus obstinée, sont assurément une donnée comique. Toutefois il me semble que l’auteur n’a pas su s’arrêter à temps. Quand Stéphane dit au mari : Je sais à quoi m’en tenir, la plaisanterie franchit les limites de la vraisemblance. Que Julien ramène Stéphane, qui veut partir, rien de plus naturel : c’est le destin commun des maris de s’estimer trop haut, de s’endormir dans une sécurité superbe, de prendre pour une injure les avertissemens les plus bienveillans, les plus désintéressés. Quant au duel mystérieux confié à Julien sous le sceau du secret, et que Julien raconte devant sa femme et sa tante, c’est un ressort utile sans doute, mais tant de fois employé, qu’il passerait presque inaperçu sans la remarque d’Adrienne. Que Julien, pour retenir Stéphane, s’obstine à le protéger et veuille faire de lui le secrétaire intime du ministre, qu’il persiste à le servir malgré lui, rien de mieux : tout cela est vrai, dessiné d’après nature ; mais qu’après avoir entendu l’entretien de Stéphane et d’Adrienne, quand il connaît le secret de Gabrielle, il charge Stéphane de ramener sa femme dans le chemin du devoir, c’est, à mon avis, exagérer trop généreusement la confiance du mari. Julien a beau estimer Stéphane et le croire incapable d’une action dont il aurait à rougir, c’est soumettre sa vertu à une trop rude épreuve. Où est le mari qui prie l’homme qu’il sait aimé de sa femme de la sermonner, de lui prêcher l’oubli et le mépris de la passion ? Je ne crois pas qu’on le rencontre dans le monde où nous vivons.

Je concevrais très bien que Julien, répudiant les conseils de la colère, avant de jouer sa vie contre la vie de Stéphane, fit appel à son amitié et cherchât dans la reconnaissance qu’il a méritée un auxiliaire pour détourner le danger ; je ne conçois pas qu’il remette entre ses mains le soin de ramener Gabrielle, et surtout sans lui dire qu’il connaît son amour pour elle. Si la reconnaissance parlait chez lui plus haut que l’amour, Stéphane n’aurait qu’un seul parti à prendre : s’éloigner ; mais Stéphane, qui n’est pas capable d’une passion exaltée, ne se rend pas volontiers aux sentimens généreux sur lesquels Julien a compté. Sans aimer Gabrielle d’une affection bien vive, nous devons du moins le croire d’après la conduite qu’il a tenue jusqu’ici, il ne veut pas avoir perdu ses pas et ses paroles. Il a rêvé la possession de Gabrielle, il a reçu sa promesse ; il ne renoncera pas à son rêve, à son espérance. Il accueille avec empressement le projet d’une fuite commune, et ne songe pas un seul instant au malheur de Julien ; la voix de l’orgueil couvre la voix de la reconnaissance : comment Julien ne l’a-t-il pas prévu ?