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ne sommes pas fournis suffisamment de personnages de qualité. » C’est ici une cité de refuge. La multitude des bannis, des outlaws, des exilés de toute nation, de toute origine, qui affluent, dépouillés, ruinés, vers les Provinces-Unies, donne aux foules, dans Rembrandt, une variété de types, de physionomies ; de races, qu’aucun peintre n’a égalée. Jamais hommes ne furent plus dénués ; mais sous ces haillons ils gardent une singulière ténacité morale. On dirait qu’ils murmurent entre eux le Xihelmus-Lied ou les psaumes de Marnix. Ces Samaritains blessés qui, de tous les coins de l’Europe, sont apportés sur le seuil de la Hollande, sont nus ; ils ont froid. Rembrandt les couvre de ses haillons demi-flamands, demi-orientaux ; il les réchauffe à la flamme inextinguible de ses rayons. C’est la récompense, le couronnement ici-bas de ces petits marchands, de ces manouvriers, de ces gens de trafic, de tous ces pôvres gueux, d’une âme si fortement trempée, qu’aucune adversité n’a pu les abattre. Ils faisaient l’admiration de Guillaume et de Marnix. Le peintre leur a ouvert son Panthéon populaire.

Rembrandt a rompu avec toute tradition, comme son église avec toute autorité ; il ne relève que de lui-même et de son inspiration immédiate. Il lit la nature, comme la Bible, sans commentaires étrangers. Aussi donne-t-il l’impression d’un monde nouveau, d’une création spontanée qui vient d’apparaître, sans analogue dans les règnes précédens. Un état surgit tout armé d’une grève déserte ; un art splendide naît de lui-même, sans ébauche, sous le pinceau du peintre. Quand Rembrandt peint les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, il peint ce que ses yeux ont vu. Il a vu le sermon de la montagne à l’écart, dans les prêches des protestans. Cette foule qui hurle et qui menace dans l’Ecce Homo, ne sont-ce pas les hommes qui viennent de demander la mort de Barneveldt ? Ne demanderont-ils pas bientôt celle des de Witt ? L’Évangile s’accomplit sous les yeux du peintre ; tout est vie, réalité, histoire immédiate dans cette école nationale.

Quant à la magie du coloris sous un ciel de plomb, une pareille contradiction entre la nature et l’art est unique dans le monde. Pourquoi la pâleur ascétique de Lucas de Leyde et tout à coup l’éclat fulgurant de Rembrandt et de Rubens ? Ces contradictions ne peuvent s’expliquer aussi que par le principe même de la vie nationale. La Hollande a une double existence, à la fois européenne et orientale. Elle vit surtout par les Indes, par ses colonies égarées à l’extrémité de l’Asie. Quand tous les yeux étaient tournés vers les flottes lointaines qui chaque jour découvraient une portion de la terre de la lumière, quand naissait à Amsterdam la compagnie des Indes orientales et occidentales, comment les peintres seuls seraient-ils restés