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indifférens à ce qui tenait alors occupé l’esprit de toute une nation ? Les colonies conquises dans un autre hémisphère, ce fut là le foyer éloigné et comme le verre ardent où s’alluma l’art flamand et hollandais. Une flamme jaillit d’un climat inconnu ; le Midi éblouissant scintille dans la vapeur et dans l’esprit du Nord ; un coin du ciel des Maldives se reflète dans un taudis des Flandres. De là l’effet fantastique et réellement magique de cette lumière composée qu’aucun œil n’a vue et que la nature n’a pas produite. Ce coloris flamboyant paraît sans cause, parce que la cause est éloignée : — un monde brumeux qui a entrevu sur ses vaisseaux la lumière orientale, et qui y aspire du fond de ses ténèbres natives ; l’Asie aperçue et convoitée à travers le nuage : un Orient flamand, une Espagne batave, un Thabor hollandais, où tout objet se transfigure. D’où vient le rayon brûlant qui traverse ces fonds ténébreux ? Peut-être, en rasant les mers nouvelles, a-t-il jailli de Sumatra et de Ceylan, où les flottes viennent d’aborder. Java éblouit Amsterdam.

Les peintures des peuples marins gardent ainsi, à travers l’Océan, un reflet du rivage opposé. Venise emprunte quelque chose de son coloris au ciel du Bosphore. À mesure que l’Orient rayonne dans la civilisation moderne par les comptoirs, les émigrations, les voyages, les conquêtes, les découvertes des Hollandais, il resplendit dans leur art. Réverbération de l’Asie sur la Zélande, de la colonie sur la métropole !

Les peintres bataves n’ont pas vu eux-mêmes la terre de la lumière ; peu y ont abordé ; mais ils voient chaque jour les vaisseaux, les matelots, les indigènes qui en arrivent ; ils voient rentrer à Amsterdam les flottes chargées des dépouilles des colonies portugaises, depuis Ceylan jusqu’au Brésil ; ils touchent les productions, les draperies, les costumes qu’on en rapporte, et qui tous gardent un rayon d’un ciel étranger. La pauvre, froide, triste nature du Nord est amoureuse de ce soleil entrevu. Désir du pays du jour dans le pays de l’ombre, tous ces traits sont au fond de la peinture hollandaise. Je voudrais la définir - une aspiration vers la lumière du fond de l’ombre éternelle.

Il est impossible de ne pas être frappé de la préoccupation constante de Rembrandt pour tout ce qui vient d’Orient ; il s’entoure d’objets exportés d’Asie, turbans, ceintures, robes flottantes, cimeterres ; il fait son portrait armé d’un yatagan ; ses chasses sont des chasses au lion ; il place des personnages orientaux débarqués de la veille sur le seuil des hôtelleries flamandes ; ses batailles sont des batailles de mahométans. Il ombrage ses saints du parasol du Thibet ; il ouvre l’immense Bible de saint Jérôme dans des forêts inextricables qui donnent l’idée d’un paquis de Java. Qu’est-ce que ce