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Que dira le monde ? écrivez-vous au seuil de votre drame. Mais quel monde ? Il y en a de plusieurs sortes, et il ne vous était pas permis de les confondre : il y a le monde des honnêtes gens qui ne demandent pas au cœur humain des austérités et des sacrifices au-dessus de ses forces, qui épargnent la faiblesse pourvu qu’elle se respecte elle-même, et qui encourageront toujours un homme d’honneur offrant à la femme qui s’est compromise, — et compromise pour lui seul, — la plus loyale et la plus décisive des réparations ; il y a aussi le monde des mœurs tarées, des liaisons équivoques, des existences aventurées, des fausses élégances et des fausses vertus, et, si nous rappelons cette distinction importante, c’est qu’elle constitue, selon nous, le vice radical de la donnée et de la pièce de M. Serret. Dans le fait, il peut bien nous dire que Mme de Verneuil appartient à la société la plus exquise, qu’elle n’a jamais eu de faiblesse que pour Hermann, que cette liaison même, devinée plutôt que surprise par les médisans, a été soigneusement recouverte de ce voile discret, dernière marque d’estime qu’un amant puisse donner et une maîtresse recevoir. Il nous dit tout cela, et cependant il nous présente son héroïne de façon à nous faire croire qu’elle a réellement mis le pied dans ce monde équivoque où une femme n’a plus l’ombre d’un droit, parce qu’elle n’observe plus l’ombre d’un devoir. Tous les détails accessoires tous les personnages épisodiques qu’il a groupés autour de MM de Verneuil ne font que confirmer cette première impression. C’est que l’auteur, dès le début, s’était fatalement placé entre ces deux écueils : ou bien rendre Mme de Verneuil trop intéressante, entourer son unique faute de palliatifs et de respect, convaincre le spectateur qu’elle est digne encore de porter le nom d’un honnête homme, et qu’une fois mariée, la sagesse la plus rigide comme la jalousie la plus ombrageuse n’aura rien à lui reprocher, — et alors le jugement du monde devenait décidément trop inique, l’acharnement de la médisance trop odieux, l’hésitation d’Hermann trop choquante pour que la thèse restât soutenable ; — ou bien faire de la comtesse une de ces patriciennes suspectes telles que le roman et le théâtre aiment à nous les montrer, ayant laissé déjà aux buissons de la route bien des lambeaux de sa réputation, mêlée à une société dont le contact est un commencement d’ignominie, habituée à jouer au bord des abîmes en attendant que l’irrésistible pente la fasse rouler jusqu’au fond : alors Hermann cesse d’être coupable et le monde d’être injuste, mais alors aussi il n’y a plus de pièce. L’auteur a confusément entrevu cette difficulté ; malheureusement, au lieu de la résoudre, les incidens qu’il a appelés à son aide ne servent qu’à la faire ressortir.

Hermann est le neveu d’un général chargé de représenter toutes les rigueurs, toutes tes rudesses de la vie réelle et de la sagesse mondaine de même qu’Hermann personnifie les illusions et les enthousiasmes de la vie romanesque. Le général s’acquitte fort mal de sa tache, et lorsqu’au dénoûment M. Serret, pour relever son héroïne, nous montre ce vieux grognard passant à l’ennemi avec armes et bagages, rendant hommage à celle qu’il a insultée pendant tout le cours de la pièce, on ne s’explique pas mieux cette espèce de réparation in extremis que ses brutalités précédentes. Si Hermann avait un peu de cœur, s’il aimait sincèrement Mme de Verneuil, s’il était autre chose qu’un mannequin habillé en héros de roman pour le besoin de la