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cause, les brutalités de son oncle, au lieu d’ébranler sa résolution, l’y raffermiraient : c’est du moins l’effet ordinaire que produisent les réactifs violens sur les passions vraies.

Hermann se laisse entraîner à un déjeuner de viveurs d’assez mauvais ton et d’assez bas étage, et il y entend des propos outrageans pour Mme de Verneuil. Là nous nous retrouvons en plein Vase étrusque, et si nous voulions nous donner le plaisir de comparer ce qu’un esprit supérieur et un esprit commun peuvent faire de la même idée, l’occasion serait excellente. M. Mérimée avait concentré tout l’intérêt de son récit sur un seul point : la jalousie rétrospective d’Auguste Saint-Clair. Auguste aime une jeune veuve, Mathilde de Coursy ; il doit l’épouser, dès que son deuil sera fini. On lui dit, dans un déjeuner de garçons, que Mathilde a aimé une espèce de bellâtre, nommé Massigny, mort depuis quelques années, et en effet Auguste se souvient qu’elle a chez elle un vase étrusque que Massigny lui a donné, et auquel elle parait tenir beaucoup. De tout ce que le monde peut dire pour empêcher son mariage, de ce qu’il résoudra lui-même dans le cas où il aurait été trompé, Saint-Clair ne se préoccupe nullement. Tout pour lui se réduit à ceci : une femme qu’il aime, le souvenir d’un homme qui a peut-être été son amant, et qu’il ne peut ni interroger, ni tuer, et entre Mathilde et lui, comme témoignage de ce souvenir et de cet amour, ce vase, seule pièce de conviction qui puisse absoudre ou condamner sa maîtresse. Le drame est émouvant et complet par sa simplicité même, et lorsque Mathilde, dans une explication qu’elle a provoquée, lui dépeint ce pauvre Massigny sous des couleurs assez ridicules pour dissiper ses doutes et rendre sa jalousie impossible, on sent que tout est fini, que rien, excepté peut-être la balle d’un duelliste, ne peut empêcher Saint-Clair d’épouser Mme de Coursy. L’auteur de Que dira le Monde ? s’est emparé de ce vase étrusque. Même souvenir légué par un amant défunt, même, jalousie d’Hermann, même explication de Mme de Verneuil, même ridicule versé à pleines mains sur la mémoire du mort ; mais quand Hermann est rassuré, quand le vase est brisé, le drame n’a pas fait un pas ; les obstacles subsistent, le monde maintient son cruel véto sur ce roman légitimé, et nous n’avons eu qu’un épisode inutile au lieu d’un récit rapide, plein d’émotion et de vie. Cet épisode n’est pas le seul ; il en est un autre dont l’influence est plus visible sur la détermination d’Hermann et le dénoûment de la pièce, et qui peut aussi donner lieu à quelques réflexions plus sérieuses et plus générales.

Parmi de ces hasards qui n’arrivent qu’au théâtre, et qui se composent de chevaux emportés, de voiture versée, de jeunes femmes évanouies que le héros secourt et sauve à point nommé, Hermann retrouve un ami de collège, Félicien Raimbaud, récemment marié, et si heureux, si enivré, si imprégné des béatitudes de la lune de miel, qu’il se livre avec un zèle de novice à une propagande matrimoniale ; la femme de Félicien a une jeune sœur, une petite pensionnaire de dix-sept ans, ingénuité classique affublée du tablier traditionnel, et voilà tout ce monde, si acharné contre Mme de Verneuil, qui entreprend, le général en tête, de marier Hermann à cette petite fille ! Si le drame cherchait ses élémens d’intérêt dans l’étude et l’analyse intérieure des passions et des caractères, et non pas dans des indications et des effets