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Touché successivement par M. Lemmens, organiste du roi des Belges, qu’on avait fait venir de Bruxelles, et par MM. Cavallo, Franck et Bazile, organistes de Paris, l’orgue de Saint-Eustache, dont le buffet est de la composition de M. Baltard, architecte, nous a paru digne de la belle église dont il est l’ornement. On aurait pu désirer que M. Lemmens, qui est un artiste de grand talent, employât un style plus vigoureux et plus approprié à la circonstance. La science qui se cache sous les grands effets qui émeuvent les masses en satisfaisant les connaisseurs est la vraie science des maîtres. Cette vérité nous semble avoir été méconnue par M. Lemmens et par ses confrères comme par les personnes chargées de présider à cette solennité, qui n’avait pas précisément le caractère d’une cérémonie religieuse.

Parmi les livres assez rares qui se publient à Paris sur la musique religieuse, nous avons remarqué un Dictionnaire de plain-chant, par M. d’Ortigue. M. d’Ortigue est un écrivain laborieux qui depuis vingt-cinq ans s’occupe de littérature musicale dans un esprit qu’il nous serait assez difficile de qualifier, puisqu’on trouve dans ses écrits les idées les plus contradictoires. Catholique de conviction et respectueux à l’excès pour tous les monumens de la civilisation chrétienne, M. d’Ortigue n’en a pas moins eu le malheur de prendre au sérieux trois ou quatre esprits aventureux, qui, par un beau jour qu’ils allaient à l’école buissonnière, se sont dit : Si nous faisions une petite révolution dans l’art de Palestrina, de Jomelli, de Mozart et de Beethoven ! Éconduits par l’indifférence de l’opinion publique, ces messieurs, dont le courage dépassait le nombre des années, sont devenus de vieux enfans auxquels M. d’Ortigue est resté fidèle, en preux et loyal chevalier qu’il est. Le Dictionnaire dont nous parlons offre plus d’un témoignage des contradictions de M. d’Ortigue et de ses admirations naïves. Que veut donc prouver M. d’Ortigue dans ce gros livre, qu’il nous est impossible de ne pas confondre avec une compilation qu’on pourra consulter avec fruit, mais qui manque le but que se proposait l’auteur ? Que la tonalité du plain-chant est incompatible avec la musique moderne, et que les efforts qu’on fait depuis quelques années pour rappeler à la vie cette vieille forme de l’art catholique resteront impuissans. « La tonalité moderne, dit M. d’Ortigue, s’est tellement emparée de notre organisation, qu’elle nous a en quelque sorte rendus sourds à l’égard de la tonalité ecclésiastique comme à l’égard des autres tonalités, lesquelles peuvent être considérées, par rapport à la tonalité régnante dans l’Europe, comme autant d’idiomes étrangers ou éteints en présence d’une langue vivante et de plus en plus envahissante. » Cette remarque judicieuse méritait que M. d’Ortigue la fortifiât par des considérations moins vagues qui nous fissent au moins entrevoir par quelle loi l’auteur s’explique la constitution de la gamme diatonique, qui est la base de la musique moderne. Malheureusement l’auteur ne s’explique pas plus sur ce chapitre important que sur beaucoup d’autres, et la conclusion qui termine l’article sur la tonalité n’est pas la contradiction la moins frappante qu’on trouve dans le Dictionnaire de plain-chant, qui a dû coûter beaucoup de peine à M. d’Ortigue, et qui fait honneur à son érudition.

P. SCUDO.