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pris pour souverain arbitre de l’organisation du gouvernement. Dans l’armée, soumise à des remaniemens profonds, les hommes qui ont servi sous l’empire sont éliminés pour faire place à des chefs sans expérience, et par là se trouve énervée la force militaire du Piémont. Dans l’ordre civil, c’est bien autre chose encore. Les majorats, les fidéicommis, les tribunaux d’exception, la confiscation, reparaissent à la fois ; le code civil est supprimé, le régime hypothécaire aboli ; à la place des simples et rationnelles juridictions des tribunaux français, il y a à Turin quinze juridictions s’enchevêtrant, agissant dans la confusion, au point que les magistrats eux-mêmes ont besoin d’un guide pour se reconnaître dans leurs attributions. Un des plus curieux épisodes de cette entreprise impossible est l’intervention du pouvoir royal dans l’administration de la justice, dans le règlement des intérêts civils. Un simple billet royal suffit pour exonérer un débiteur, pour enlever à un créancier le bénéfice de garanties acquises ; un acte du roi change les peines, suspend les transactions, annule un jugement. Cette réaction piémontaise n’était point une œuvre de vengeance haineuse, c’était l’œuvre d’une candeur aveugle qui reportait aux vieux temps comme à l’idéal du gouvernement national et légitime. Naturellement, en face de ces tendances, il devait se former bientôt une opposition grossie de tous les intérêts violentés, de tous les instincts les plus justes refoulés, auxquels venait se joindre une irritation nationale croissante contre l’Autriche. Le mécontentement pénétrait dans l’armée, une partie de l’aristocratie piémontaise elle-même résistait à ce mouvement de réaction ; dans les universités, bouleversées sous prétexte d’épurations, l’esprit d’agitation se propageait, le carbonarisme enfin, sans être aussi puissant dans les états sardes que dans les autres parties de l’Italie, trouvait là de merveilleuses occasions de s’étendre.

Tout tendait ainsi à mettre les partis en présence, et ces partis, selon l’habitude, avaient leurs personnifications. L’homme préféré de la réaction piémontaise n’était point le souverain lui-même, le roi Victor-Emmanuel, cœur simple et loyal, resté d’ailleurs, par instinct militaire, jaloux de l’indépendance nationale vis-à-vis de l’Autriche ; c’était plutôt le prince qui devait lui succéder sous le nom de Charles-Félix, son frère, le duc de Genevois, esprit honnête, mais étroit et inflexible, et que rien ne gênait dans ses inclinations absolutistes et autrichiennes. C’est dans ces conditions, au milieu de ce mouvement naissant des partis, que commence à se dessiner la figure de Charles-Albert, prince de Carignan. Dernier né de la seconde branche de la maison de Savoie, Charles-Albert se rattachait par sa filiation au prince Eugène, et l’absence de descendance mâle de Victor-Emmanuel et du duc de Genevois le désignait au trône. Jeune encore, avec sa