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la mort de Charles-Félix allait faire définitivement passer sur sa tête la couronne de la maison de Savoie, ce prince, qui avait eu sa part dans la révolution de 1821 et qui avait fait la campagne de 1823 en Espagne, qui jeune encore avait eu des conduites et des fortunes si différentes, — ce prince ne laissait point d’être une figure énigmatique, un sphinx curieux à interroger pour l’Europe, pour l’Italie, pour le Piémont. Qu’allait-il faire ? à quelles tendances allait-il donner des gages ? Il n’était pas dans la nature de Charles-Albert de se rendre si promptement à aucune attente, et peut-être la condition des temps ne s’y prêtait-elle pas.


II

C’est le 27 avril 1831 que Charles-Albert commençait à régner, séquestré jusque-là des affaires d’état et n’ayant d’autre expérience que l’expérience acquise dans une rapide tempête, ayant à se concilier toutes les opinions et ne trouvant de point d’appui qu’en lui-même, formé au dédain et à cet art qu’un de ses plus intelligens biographes, M. Cibrario, appelle l’art de dissimuler. Du 27 avril 1831, jour de son avènement, au 23 mars 1849, jour de son renoncement après Novare, quel espace pour un règne dans un siècle comme le nôtre ! Et dans cet espace, que d’événemens ont eu le temps de s’accomplir ! A vrai dire, le règne de Charles-Albert est un composé des choses les plus diverses, les unes terribles, d’autres pleines d’obscurité et de mystère, celles-ci puériles et petites comme les solennelles minuties des royautés absolues, celles-là utiles et grandes. Sur ce petit théâtre du pays subalpin, un drame permanent se déroule ; tout marche et tout se mêle ; les passions révolutionnaires ont leurs chocs tragiques en 1833 et en 1834 ; les tendances des partis ont leurs luttes secrètes jusque dans les conseils. Du mystère des conspirations et des intrigues de cour, le mouvement transformé et épuré passe au grand jour et au pays tout entier. Le Piémont voit s’accroître ses intérêts et ses conditions intérieures s’élever ; un esprit nouveau travaille les peuples, et l’Italie elle-même un moment change de face. Au centre de ce mouvement se tient le roi Charles-Albert, une main dans les répressions sanglantes, l’autre dans les réformes, observant tout et ramenant tout à lui, balançant les influences et les neutralisant l’une par l’autre. Guéri par les aventures de sa jeunesse de la précipitation et des illusions, il tombe plutôt dans le piège opposé, il déconcerte les espérances à l’instant où il les provoque, laissant toujours comme un voile sur sa pensée secrète et finissant par dire à ses confidens : « N’est-ce pas que je suis un homme incompréhensible ? » Dès les premiers jours de son