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Dans cette vie, comme dernier contraste, n’y avait-il point de place pour ces entraînemens plus intimes, plus humains, qui se créent toujours une issue dans le cœur ? C’est là sans doute le côté le plus mystérieux et le plus délicat de la vie de Charles-Albert. Le plus durable de ces sentimens avait fini par participer de l’ascétisme de son âme ; il s’était transformé en un culte réciproque, en une sympathie épurée. On se voyait, dit-on, on était toujours séparé par une table, le roi baissait les yeux comme un enfant. Charles-Albert a laissé entre des mains fidèles un livre d’oraisons où il déposait parfois quelques-unes de ses pensées. Ces notes n’ont rien de saillant, elles trahissent seulement les préoccupations les plus diverses. Sur une page est écrit ce mot : « Jouis, toi qui as la victoire ! » - Plus loin, une forte empreinte marque un passage qui exprime les ivresses de l’amour mystique, en rappelant quelques paroles de saint Bernard sur le cantique des cantiques : « L’amour chante dans ce cantique, et si quelqu’un veut le comprendre, il faut qu’il aime,… etc. » C’est sans doute cette ardeur intérieure, jointe à l’instinct fixe de Charles-Albert en politique, qui contribuait à mettre quelque réserve dans ses relations avec la reine, la plus digne des femmes, mais d’un caractère différent, en même temps qu’elle était Autrichienne par le sang et par les inclinations. Par bien des traits, Charles-Albert est un homme du moyen âge dans notre temps. Aux yeux de ceux qui ne voient que les apparences, c’était un prince absolu, jouant avec les hommes, donnant à tous des gages et ne contentant personne. Aux yeux du penseur, c’est un phénomène moral des plus curieux. À la lumière de 1848, c’est un de ces taciturnes qui, à travers les mystères et les contradictions de leur vie, ne cessent de tendre à un même but.

De quelques voiles que Charles-Albert s’enveloppât en effet, quelques traces qu’il y eût en lui d’un homme d’un autre temps, il y avait deux points par lesquels il était, si je puis ainsi parler, en intelligence avec son siècle et avec l’Italie. Il y avait un certain ordre de progrès qu’il aimait, et il avait ce qu’on pourrait appeler la fibre de l’indépendance italienne. Charles-Albert n’était point un prince libéral de propos délibéré, nourrissant l’idée préconçue d’arriver à la réalisation d’un régime constitutionnel ; c’était un prince qui devait peut-être à son éducation française de sentir quelques-unes des nécessités les plus essentielles de la civilisation moderne. De là un des côtés sérieux et utiles de son règne, — le développement intérieur du Piémont. C’est par lui que tous les intérêts grandissaient dans le pays, comme aussi c’est à son initiative incessante et obstinée qu’est due la réforme de la législation piémontaise. Des travaux d’une commission composée des hommes les plus éminens sortait un code nouveau, — le