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avec le sens commun : Fénelon est un catholique ultramontain, Bossuet un catholique gallican, Arnauld un catholique janséniste, Mélanchton un protestant (et tous les quatre sont chrétiens) ; Leibnitz est un philosophe religieux, Spinoza un panthéiste, Vanini un athée, mais aucun d’eux n’est ce qu’est l’autre. Cette manière de classer les hommes et de juger les croyances est un peu vulgaire ; mais pour être plus conforme à la charité, elle ne l’est pas moins à la vérité et à la justice.

Je connais la grande objection des systèmes exclusifs. « Il n’y a point de halte dans la voie des concessions ; un premier pas en amène d’autres ; quand on cède sur un point, on ne sait plus où s’arrêter. La logique est une fatalité irrésistible. » C’est le lieu commun qu’on oppose à toutes les réformes, je l’ai entendu réciter sur d’autres théâtres ; mais à ce lieu commun on peut répondre par un autre qui le vaut pour le moins : « La réaction est égale à l’action ; un extrême en amène un contraire. Par la compression absolue des consciences, on arrive à la licence illimitée, et ne rien concéder est le moyen de tout perdre. » - L’histoire et la raison montrent en effet que les principes trop absolus ne peuvent régner longtemps, et que des institutions irréformables seraient les plus menacées de révolutions. Considérez les faits. On ne saurait prétendre que le protestantisme ait fermé la porte à la liberté de penser. Sans aucun doute, chez les nations réformées, il s’est élevé des philosophies que le christianisme est en droit de trouver téméraires. Qui peut nier pourtant que dans la plupart des sociétés protestantes l’incrédulité ne soit moins passionnée, moins hardie, moins répandue ? Qui peut nier que le rationalisme ne s’y soit préservé davantage de tout ce qui ressemble à l’impiété ? Qui peut nier que les excès de la pensée irréligieuse n’y aient été moins encouragés, moins tolérés par l’opinion publique ? Toute réforme ou, si l’on veut, toute réformation est modérée au moins par ses principes. L’examen qui choisit et se limite est un acte qui suppose sagesse et réflexion, et tôt ou tard, malgré les écarts des passions humaines, l’esprit de liberté répand autour de lui l’esprit de modération. Aujourd’hui que les besoins d’indépendance et de nouveauté ont pris une autre forme et se manifestent dans une sphère plus étendue, il suffit d’un regard jeté sur le monde pour voir où, devant les dangers du vieil ordre social, se montre la sécurité et se trahit l’inquiétude. Le socialisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom, le jacobinisme, pour mieux dire, n’est pas né en terre protestante, et il est triste de penser que, s’il fallait nommer le pays du monde où le danger est peut-être le plus imminent, on citerait plutôt les États Romains que la Hollande ou l’Ecosse.


CHARLES DE RÉMUSAT.