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— Il fait pourtant là un mauvais métier. Tous ces gaillards-là ont beau croire qu’ils gagnent une masse d’argent ; ce n’est pas en courant ainsi les auberges qu’on fait fortune…

— Mais je le sais bien, Josillon.

— Et puis, dit Fifine, c’est qu’ils sont vraiment, faits comme des voleurs, tous ces voituriers de marine. Quand je rencontre ceux de Chambay par Saint-Maurice, ils me font toujours une peur affreuse… De grandes figures toutes couvertes d’écorchures et de boue, des chapeaux qu’on dirait ramassés dans un gouillat[1], et puis leurs pauvres bêtes, il faut voir comme ils les battent… Oh ! tenez, voyez-vous, Jeanne-Antoine, quand je les vois quelquefois, là, près de la fontaine d’Arion, vous savez bien… où cela monte… quand je les vois, ces pauvres bêtes, maigres comme des lanternes, qui s’abattent sur le pavé à force de tirer, et que ces monstres leur tapent à grands coups de manche de fouet sur le nez pour les faire relever… oh ! alors je voudrais pouvoir les prendre au collet pour les mettre eux-mêmes à la limonière en place de leurs bœufs, et pour leur en donner une fois, là ! mais… à mon appétit !

— Mais je le sais bien, mam’zelle Fifine.

— Et dire qu’il n’y a pas un bouchon sur la route où ces horreurs-là n’aillent boire, pendant que leurs bêtes restent la tête basse à les attendre dehors, dévorées par les mouches en été, et grelottant de faim et de froid en hiver ! Et dire que chez eux, pendant ce temps-là, leurs pauvres femmes et leurs pauvres enfans n’ont parfois rien pour se nourrir, rien pour s’habiller, rien pour se chauffer ! Oh ! non, voyez-vous, Jeanne-Antoine ; c’est du vrai brigandage tout cela !

— Mais à qui le dites-vous, mam’zelle Fifine ? et l’argent que coûtent le foin, les chaînes, les voitures, le charron, le maréchal ! Et le fumier qu’on perd par le monde, et les habits qu’on use, et les membres qu’on se casse, et les malheurs même qui peuvent arriver à tout moment, comme à mon pauvre vieux qui a été écrasé là sous sa voiture, au bas du Châlème, un jour qu’il avait trop bu à Cernans en s’en revenant, — vous n’en parlez pas de tout cela. Ah ! mon Dieu ! allez, mam’zelle Fifine… La Jeanne-Antoine ne peut plus retenir ses larmes.) Je ne suis pas venue… à mon âge… sans avoir mangé… ma bonne part… de vache… enragée[2]… allez !

— Pauvre Jeanne-Antoine !

— Ah bah ! ne pleurons pas, Jeanne-Antoine. Voyez-vous, qui est mort est mort…

— Euh ! qu’est-ce que vous me versez là ?

— C’est du maquevin[3], c’est doux !

— Ouais ! que c’est donc fort !

— Tout de même, pourquoi ce diable de grand n’est-il pas venu avec vous ? On aurait bien tâché d’en faire façon. Quand il y a pour trois, il y a pour quatre, avec cela qu’il est encore maniable, lui, et sans compter qu’il est fort

  1. Mare d’eau.
  2. De malheur.
  3. Mélange d’eau-de-vie et de vin cuit.