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— Quoi ! c’est donc…

— Mais, oui, Jeanne-Antoine, ce n’est que moi, balbutie la Fifine en sautant au cou de la Jeanne-Antoine pour cacher son bouleversement et ses larmes. Manuel, qui pleure lui-même comme un veau, et qui ne sait plus que faire de ses bras ni de ses jambes, prend le parti de sauter aussi au cou de Josillon et de l’étreindre de toutes ses forces.

— Aïe ! aïe ! dis donc, toi, grand brigand ! tu m’étrangles !

À cette exclamation de Josillon, les deux groupes se séparent, et ces quatre figures se mettent à se regarder en souriant à travers les larmes. Manuel, hors de lui, tend sa grosse main à la Fifine par-dessus la poule. La Fifine y met résolument la sienne, que Manuel couvre d’un gros baiser.

Jeu ! c’était donc vous… mam’zelle Fifine ?

— Mais oui, c’était moi, Jeanne-Antoine. Est-ce que ça vous fait regret ?

— Si ça me fait regret à moi, mam’zelle Fifine ?… Mais, mais ! voyez-vous, Josillon, si ce n’était pas vrai, voyez-vous… si ce n’était pas là pour tout de bon… il ne faudrait pas plaisanter avec moi, parce qu’il me semble déjà que ma tête, ma tête…

— Mais, mère, quand je vous le dis, moi ! Pas vrai, mam’zelle Fifine ?

— Eh bien ! par exemple, Jeanne-Antoine ! Est-ce que vous ne voulez donc pas de moi pour votre bru,… pour votre fille ?

— Ma fille ! J’aurais donc une fille, moi ! une bru ! et ce serait vous, mam’zelle Fifine ! Mais tout cela, c’est-il donc bien possible, dites-moi ? Mon Dieu, si mon pauvre vieux était au moins encore là pour voir tout ça !…

— Ah ! çà, Jeanne-Antoine, c’est à la noce que nous avons envie d’aller, nous autres, et pas à l’enterrement, entendez-vous ? Voyons, encore un petit coup de 34 de Chauviré.

— Arrêtez donc ! Vous savez bien que je ne peux pas boire tout cela !

— Il faut boire ! il faut boire ! je vous le dis, moi. Tiens, Fifine, changeons de place.

La Fifine prend son couvert et cède la place à Josillon. Celui-ci, une fois assis près de la Jeanne-Antoine, lui passe galamment une main autour de la taille et fait semblant de vouloir lui porter de l’autre le verre aux lèvres ; mais tout à coup il repose le verre sur la table, et, sans retirer son bras de la taille de la Jeanne-Antoine, il se met à regarder les deux fiancés d’un air tout pensif.

La jeune fille semble heureuse, mais recueillie. Quant à Manuel, il n’ose encore étendre son grand bras que sur le dos de la chaise de la Fifine. Son admiration craintive a quelque chose de pareil à celle d’un enfant devant les merveilles de la bulle de savon qu’il vient de gonfler au bout de sa pipe de terre. Au moindre mouvement, il tremble que tout ne s’évanouisse. Pour la Jeanne-Antoine, l’étreinte caressante de ce bras la reporte malgré elle à quarante ans en arrière. Tout cela, à elle aussi, lui semble un rêve dont le moindre choc va la réveiller. Et cependant Josillon regarde toujours la Fifine. En voyant ce bras de Manuel étendu derrière elle d’un air de possession naissante, il sent poindre dans son cœur de père un étrange sentiment de jalousie. Cette bonne fille pour qui jusqu’à présent il a résumé le monde et qui a aussi été tout pour lui, un autre va donc l’en séparer. Pour elle, d’autres préoccupations